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blement empruntée à son ouvrage sur les guerres contre les Germains, donne une curieuse peinture de ce qu’il a vu chez les Chauques, peuple situé sur les côtes du Hanovre actuel. « Envahis deux fois dans les vingt-quatre heures, dit-il, par les flots débordés de l’Océan, ces peuples bâtissent de misérables huttes sur des monticules qu’ils élèvent au-dessus du niveau des plus hautes marées. Semblables à des gens qui naviguent quand les eaux couvrent tout à l’entour, mais à des naufragés quand elles ont fait retraite, on les voit poursuivre autour de leurs chaumières le poisson qui fuit avec les vagues. De leurs mains, ils façonnent la boue, qu’ils font sécher au vent de mer bien plutôt qu’au soleil, et c’est là tout leur combustible pour cuire leurs alimens et réchauffer leurs entrailles glacées par le souffle du nord. » Quel curieux contraste qu’une telle page écrite par le futur observateur des fléaux du Vésuve ! Et quel profond mépris sous la plume de cet homme du midi quand il achève par ces mots : « Voilà des peuples qui, le jour où ils seront vaincus par nos armes, crieront qu’on leur ravit la liberté. A leur aise ! souvent la fortune fait semblant d’épargner ceux qu’elle veut le plus durement punir. »

Tacite a de semblables expressions de dédain. Lui aussi, il prend en pitié ce ciel bas, cœlum demissum, ce climat venteux, ce sol humide, et un de ses argumens pour croire que les Germains sont un peuple autochthone est d’affirmer que nul émigrant n’aurait certainement quitté d’autres pays pour une telle contrée. Leur genre de vie est, suivant lui, aussi triste que leur climat : ils font bouillir et mangent l’avoine, qu’à Rome on considère comme une mauvaise herbe ; il paraît croire qu’ils ne connaissent pas l’automne, c’est-à-dire, aux yeux des Romains, la charmante saison des réunions champêtres, des fêtes populaires, des dialogues enjoués. Tout au moins n’ont-ils pas la vraie fête des vendanges, cette joie de l’Italie, car « leur boisson est une certaine liqueur faite d’orge ou de froment, à laquelle la fermentation donne une sorte de ressemblance avec le vin. » On connaît la caustique apostrophe de Julien contre le Bacchus bâtard des peuples du nord, qui sent le bouc au lieu d’exhaler l’ambroisie. La pensée est la même sous la plume de l’historien et sous celle du philosophe ; il y a loin de ces expressions dénigrantes à l’exaltation scandinave et germanique de la bière dans les Eddas ou les Nibelungen, et à la coupe écumante du poétique roi de Thulé.

Tacite ne s’est pas contenté du dédain. Son patriotisme jaloux y ajoute une perfidie peu digne de lui quand il laisse échapper ce conseil : « Envoyons des vins chez ces peuples. Favorisons leur goût d’ivresse; nous triompherons d’eux ainsi plus facilement que par les armes. » C’est que, avec le souvenir présent de honteuses défaites,