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tent la crainte : « Le navire n’avance plus! un souffle de vent ne viendra plus animer notre voile! Il faut obscurément périr ici tous, sans défense, proie malheureuse des monstres de la mer! » Et du bord élevé le pilote essaie de plonger son regard dans l’espace, de percer les ombres de la nuit, mais sa vue ne peut rien découvrir. Alors de sa poitrine oppressée s’échappent ces paroles entrecoupées par l’épouvante :

« Où voulons-nous aller, mes amis? Le jour a disparu, la déesse Nature nous ferme par des ténèbres éternelles le chemin qui conduit aux extrémités de l’univers. Cherchons-nous encore des hommes, avec un nouveau ciel sur leurs têtes? Cherchons-nous un autre monde duquel nul récit ne nous a affirmé l’existence? La divinité nous ordonne de retourner en arrière : nul œil mortel ne doit contempler les limites du monde. Que l’audacieux aviron n’irrite plus le flot sacré; cessons de profaner par notre approche la demeure silencieuse et paisible des dieux! »


Que le rhéteur se fasse ici quelquefois entendre, nous n’en disconvenons pas; mais un sentiment réel d’étonnement et de crainte domine cependant cette rhétorique, et, rapprochés l’un de l’autre, les deux écrivains, Tacite et Pedo Albinovanus, sont les interprètes directs de ceux qui les entourent : nous avons dans leurs témoignages les fidèles échos de la profonde impression que les Romains avaient éprouvée au premier aspect des océans du nord. Des terres enfin qu’on pouvait rencontrer au milieu de ces mers, Tacite ne sait rien non plus que de mornes et repoussantes traditions. Ou bien ce sont des îles immenses, insularum immensa spatia, qui, parmi un monde étrange, réservent aux naufragés un hideux esclavage, ou bien les côtes mêmes de la Baltique orientale offrent des monstres à tète humaine, au corps et aux membres de bêtes sauvages. Tacite voudrait ne pas croire à tant de rapports effrayans; il se contente de permettre le doute. Pline l’Ancien, lui, enregistre sans scrupule, à propos de ces îles septentrionales, les plus bizarres légendes. Il en connaît où les hommes naissent avec des pieds de cheval; il mentionne des tribus qui se nourrissent exclusivement d’œufs d’oiseaux et d’avoine, et des indigènes qui vivent nus, mais avec de si vastes oreilles qu’ils peuvent s’en couvrir tout le corps. Pline égale ici les rapports du Grec Ctésias sur les merveilles de l’Inde, sur ces hommes à qui leur jambe dressée en l’air servait de parasol, sur les fourmis chercheuses d’or, etc. Bien que toute l’antiquité ait ri de Ctésias, la science moderne explique certaines de ses informations, mais il n’y a pas apparence qu’il doive en arriver ainsi pour les légendes de Pline sur ces îles de la Baltique. Trop souvent dépourvu de critique, il admet sans examen les récits les moins autorisés. Il n’en est pour nous qu’un rapporteur plus fidèle de ce qu’on