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lence toute autre mer, et le climat de la Germanie en rigueur tout autre climat, autant cette tempête différa de toutes les autres par ce qu’elle eut d’extraordinaire et d’horrible. On n’avait autour de soi que des rivages ennemis, ou une mer si vaste et si profonde qu’on ne supposait pas de terres au-delà. Une partie des vaisseaux furent engloutis; plusieurs furent jetés vers des îles éloignées. Sur ces rivages déserts nos soldats périrent de faim, excepté ceux à qui la tempête jeta quelques cadavres de chevaux... Pendant tout ce temps, Germanicus allait errant, nuit et jour, de rocher en rocher, s’écriant avec désespoir qu’il était la cause d’un si grand désastre; ses amis l’empêchèrent à grand’ peine de se précipiter dans l’abîme. Enfin la marée nouvelle, avec un vent meilleur, ramena nos malheureux vaisseaux. On les répara en grande hâte pour aller recueillir les naufragés... Chacun d’eux, au retour de ces terres lointaines, faisait de merveilleux récits de tourbillons violons, d’oiseaux inconnus, de monstres marins, moitié bêtes moitié hommes, visions réelles ou imaginées par l’épouvante... »


Il y a au musée de Dresde un paysage célèbre de Rembrandt qui est d’un sombre et terrible effet; il représente le moment qui précède l’orage : le vent du sud semble avoir pris possession de toute la nature, et une lumière blafarde s’échappe d’un immense enroulement de nuages obliques. Ajoutez à ce souvenir une mer furieuse de Bakhuysen, un ciel orageux de Ruysdael, et vous aurez une série de pages pittoresques à côté desquelles se place naturellement le poétique tableau que nous devons à Tacite. Son récit a encore un autre intérêt, disions-nous; à côté du peintre il y a l’historien moraliste. Cette terreur dont la narration de Tacite se trouve empreinte, ce n’est pas une invention du narrateur; loin de là, il traduit des émotions communes à ses contemporains, et qui ont été vraiment ressenties. Nous en avons l’intéressante preuve dans un fragment en vers de la même époque qui, par bonheur, nous est resté. Un certain Pedo Albinovanus, le même peut-être que Tacite a mentionné comme chef de cavalerie dans ses Annales, se trouvait précisément à bord du bâtiment qui portait Germanicus. Il avait écrit en vers le récit de cette journée, et Sénèque nous a transmis ce morceau dans son curieux recueil de thèses de rhétorique.


« Depuis longtemps déjà, nous avons laissé derrière nous la lumière du jour. Nous sommes emportés vers les limites du monde connu; nous naviguons dans la nuit par un sentier sacrilège, audacieusement résolus à atteindre le point extrême où tout finit. Voyez ! la surface de la mer s’enfle lourdement et se hérisse, et les monstres, géans avides de sang, se dressent autour de nous; déjà ils saisissent de leurs griffes redoutables les flancs du navire. Et ces mois qu’on entend murmurer augmen-