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pouvaient vivre en paix. Poussant à l’extrême les ambitions politiques de la papauté italienne, Boniface ne voulait souffrir que rien se fît en Europe sans sa permission. La sentence arbitrale qu’il avait rendue le 30 juin 1298 entre le roi de France et le roi d’Angleterre était une source de difficultés sans fin. Le pape surtout n’admettait à aucun prix que le roi de France reconnût pour roi des Romains Albert d’Autriche, arrivé à l’empire par le meurtre d’Adolphe de Nassau. Un sentiment supérieur à l’affreuse barbarie de son temps guidait souvent Boniface ; mais la prétention de régner sur toute l’Europe sans armée qui lui appartînt, dans un temps où la force devenait la mesure du droit, était chimérique. C’est dans ces circonstances que Philippe envoya au pape une ambassade à la tête de laquelle était Nogaret. Le roi se disait sérieusement disposé à partir pour la croisade ; c’était uniquement en vue de faciliter une telle entreprise qu’il avait accepté la sentence arbitrale du pape ; l’alliance particulière qu’il avait conclue avec le roi des Romains n’avait pas d’autre but. — Des députés d’Albert d’Autriche se trouvaient en même temps à Rome ; Nogaret se mit en rapport avec eux, et les deux ambassades allèrent ensemble trouver Boniface. Le pape resta inflexible. Nogaret eut beau alléguer l’éternel argument dont aimaient à se couvrir les avocats gallicans de Philippe le Bel, l’intérêt de la croisade. Boniface soutint que Philippe n’exécutait de la sentence arbitrale que ce qui lui convenait ; il trouva mauvais que le roi et l’empereur fissent leurs traités sans sa participation, et il déclara qu’il voyait dans leur alliance une ligue contre lui. Boniface insinuait ouvertement que, si le roi des Romains ne donnait la Toscane à l’église romaine, il ne régnerait jamais en paix, qu’on trouverait moyen de lui susciter des affaires qui l’empêcheraient de s’établir. — Nous ne connaissons les faits de cette ambassade que par Nogaret lui-même, et il est probable que les besoins de son apologie ont eu beaucoup de part dans la manière dont il en présente le récit. S’il fallait l’en croire, le pontife se serait violemment emporté, et aurait tenu sur le roi des propos si désobligeans que l’ambassadeur se serait vu forcé de prendre hautement la défense de son maître et d’adresser à Boniface sur diverses actions de sa vie passée et sur sa conduite présente des avis qui équivalaient à des reproches. On serait mieux assuré de ce fait si plus tard l’astucieux légiste n’avait eu un intérêt suprême à ce que les choses se fussent passées de la sorte. Après l’attentat d’Anagni, Nogaret soutiendra qu’il avait prévu depuis 1300 les maux que devait causer au monde l’humeur du pape, et que dès lors le zèle qu’il avait pour le repos de l’église ainsi que son ardeur jalouse pour l’honneur de la France le portèrent à dire à sa sainteté ce qu’il avait cru capable de lui ouvrir les yeux.