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on laisse le Christ en paix, on élève un autel à Mercure, dieu des milliards, dieu du commerce et d’autre chose.

Les poètes de 1813 avaient du caractère, le fusilier Kutschke en a aussi. Il est bourru, un peu brutal, et il a ses nerfs. Le bruit que faisait Napolium dans le buisson lui a échauffé les oreilles, il a crié haro sur l’écornifleur. Il sait très nettement ce qu’il est et ce qu’il veut : il s’appelle Kutschke, et il n’aime pas les rôdeurs, ni les gens dont le cas est louche. Quant au reste, ne lui demandez pas son avis, il n’en a point, et c’est pour cela qu’il a mérité d’être traduit en islandais, en sanscrit et en babylonien[1]. Les poètes officiels ne savent pas comme lui ce qu’ils veulent et ce qu’ils sont; ils flottent dans un chaos d’idées contradictoires, qu’ils ne réussissent pas à débrouiller, et leurs images bariolées trahissent les incohérences de leur pensée. Il s’est fait dans leur cœur un mariage désassorti entre la sagesse tolérante et lumineuse qu’ils ont apprise des grands écrivains de la grande Allemagne et un patriotisme étroit, exclusif, chagrin, qu’ils ont longtemps reproché à la France, et qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est un humiliant anachronisme. Ces poètes qui jouent sur leur chalumeau ou sur leur clavecin des sonates sanguinaires, qui font des odes à la sainte mitraille et croient à la régénération du monde par le canon Krupp, sont des civilisés cherchant avec effort à s’inoculer des passions barbares; mais l’esprit de leur siècle est en eux et les condamne. Ils s’exercent laborieusement au mépris comme à la haine, ils tâchent de se persuader qu’ils sont le pur froment, qu’il ne pousse hors de leurs frontières qu’une folle ivraie, des orties, des herbes vénéneuses. S’arrogeant les fonctions du souverain juge, de l’éternel vanneur, leur superbe justice balaie d’un souffle toute cette paille et ces ordures; mais ils sont trop éclairés, trop réfléchis pour prendre leurs anathèmes au grand sérieux, et quand ils parlent de la pourriture welche, ils savent qu’il y a partout de la corruption, que le chérubin des chastes amours n’empêche pas le tentateur de tailler beaucoup de besogne à la police de Berlin. Ces haines et ces mépris sont une leçon apprise, aussi bien que ce nouveau catéchisme qui enseigne que le ciel, son soleil et ses tonnerres appartiennent à l’Allemagne, qu’ils sont à ses ordres, qu’elle en dispose comme de son bien, que Dieu est allemand, qu’il porte à sa cou-

  1. L’érudition se mêle de tout en Allemagne. La chanson de Kutschke a été traduite à grands coups de dictionnaire en grec et en hébreu, en sanscrit et en arabe, en provençal et en lithuanien ; elle a même été transcrite en hiéroglyphes et en caractères cunéiformes. L’une de ces traductions est en vers français, qui valent à peu près ceux de M. de Redwitz. Nous souhaitons que la transcription babylonienne soit mieux venue.