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et au nord, sur le bord du Rhin et sur les rives de l’Eider retentit le cri des poètes : debout, ma patrie!... Ce n’est pas en rêvant dans le sein de la paix, c’est dans les batailles que l’Allemagne deviendra une, libre et grande. Je le vois en esprit; j’entends le bruit de la mêlée. Le coursier des combats écrase le nid de l’alouette, les obusiers entonnent leurs foudroyans cantiques, la fumée de la poudre monte jusqu’aux nuages avec les dernières lamentations des mourans, avec le hurrah des combattans;... mais je vois autre chose : au-dessus du carnage et du sang rayonne comme une rouge et brûlante aurore. A l’ouest, au loin sur les cimes des Vosges, je vois étinceler des feux de joie. Je vois la verte parure de nouveaux lauriers : sur la cathédrale de Strasbourg flotte une bannière allemande. La cloche nous invite aux chants de louange; l’Allemagne le nomme sien, le fleuve allemand... Et maintenant elle dépose sur le front du meilleur de ses fils la couronne impériale, et lui présente le sceptre... Sonnez, trompettes! Battez, tambours! jour de la victoire, quand donc viendras-tu? Dieu soit avec moi! Dieu te soit en aide, Germanie[1]! »


Mais le prophète de Lubeck, M. Geibel, avait pris les devans. Il n’avait pas attendu jusqu’en 1861 pour conquérir l’Alsace et Strasbourg. Voici ce que le Saint-Esprit lui dictait en 1846, lorsque pointait à l’horizon la question du Slesvig-Holstein, lorsque le brigand danois, pareil à un dragon marin, s’apprêtait à dévorer l’Allemagne !


« Le vieux munster de Strasbourg fait ainsi parler ses cloches : — L’art allemand m’apprit en des temps meilleurs à dresser mes tours jusqu’aux étoiles, et pourtant je languis encore tristement dans la servitude du Welche. Cependant, quand je regarde dans le cours des temps, j’aperçois qu’un étranger, le Danois, s’oubliera dans son audace effrontée jusqu’à retrancher un membre du corps allemand, et je me tiens aux écoutes, inquiet. S’il réussit, ô misère! je gémirai dans les cendres, l’éclat de ma rosace pâlira, mes soupirs feront éclater mes tours et mes murailles; mais s’il échoue, alors ce sera pour moi un signe : ma captivité ne durera point éternellement, un jour je serai délivré par l’épée.»


Ce qui est particulier, c’est qu’en 1870, après la déclaration de guerre, ces poètes vaticinans, qui depuis vingt-cinq ans réclament et revendiquent l’Alsace, ont dit à la France : « Pourquoi nous chercher querelle? Nous sommes gens bénins et débonnaires, qui ne demandons qu’à bâtir en paix notre maison, et jamais on ne nous surprit à convoiter le bien d’autrui. » Tel un agneau reprochant ses

  1. Emil Rittershaus, Neue Gedichte. Zum neuen Jahr.