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qu’elle possède de plus précieux, ce qu’on s’étudie aujourd’hui à lui ôter, est le fruit de ce patient travail. La France lui vint en aide dans son apprentissage : que ne lui a pas appris 1830! Mais c’est encore une de ces choses dont elle n’aime plus à se souvenir, et pourtant c’est plus près de nous que Conradin,

Les fautes des princes ont profité à l’empereur et préparé l’avènement d’un nouveau césar, qui aujourd’hui a l’Allemagne à sa discrétion. Beaucoup d’Allemands en vinrent à se dire que, du moment qu’il faut avoir un maître, mieux vaut qu’il soit grand que petit, parce que cela rend la servitude plus honorable. D’autres s’imaginèrent qu’on ne pouvait atteindre à la liberté que par l’unité, et à l’unité que par l’empire. Ils rêvaient une charte impériale qui aurait contenu toutes les garanties constitutionnelles et qui aurait été imposée d’en haut à tous leurs princes. Dans leur pensée, l’empereur devait être le gendarme de la liberté; mais, lorsqu’on offrit cette charge au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, il ne se sentit pas la vocation, et il déclina le présent. Quant aux véritables impérialistes, ils se souciaient peu de constitution et de garanties ; ils voulaient à tout prix un empereur, quel qu’il fût, pour que l’Allemagne eût un chef militaire, et que ce chef lui rendît la prépondérance en Europe. Ils s’appliquaient à démontrer en prose et en vers à leurs compatriotes qu’entourés de monarchies unitaires et fortement constituées, le régime fédératif les mettait à la merci des convoitises de leurs voisins. L’expérience de cinquante années a prouvé au contraire que la confédération germanique était une institution défensive d’une réelle efficacité; en revanche, elle se prêtait difficilement à une politique active au dehors, les jalousies, les compétitions, l’opposition des intérêts, rendant presque impossible l’accord nécessaire à une commune entreprise. Or c’était précisément une politique d’action que les impérialistes réclamaient pour leur pays; leur patriotisme s’indignait que l’Allemagne fût la seule puissance de l’Europe qui n’eût pas le libre usage de ses mouvemens. Ils sentaient que leur nation était en proie à un sourd malaise, à une sorte de fièvre lente, que quelque chose d’obscur fermentait en elle, que comme Hamlet elle méditait jour et nuit le problème de sa destinée, que, désireuse d’agir et d’essayer ses forces, il lui fallait ou cette grandeur des peuples émancipés qui se gouvernent eux-mêmes, ou la grandeur plus hasardeuse des peuples militaires et conquérans. Leur choix était fait, ils avaient soif de gloire et d’aventures, et l’Allemagne a fini par penser comme eux. Quand une nation, pleine d’énergies et de ressources, ne trouve pas chez elle cette activité régulière, cette saine occupation qu’on appelle la liberté, il faut, sous peine d’étouffer, qu’elle dépense sa force au dehors.