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profonds que l’enfer ;… mais, si au jour de joie succède un jour sombre, tout finit par se balancer. Comme la lune, dans son vol léger, tour à tour t’apparaît ou se dérobe au sein des nues, qu’ainsi passe devant toi la face changeante de la vie, jusqu’à ce qu’elle s’engloutisse dans les flots. »

Platen a représenté sous ces traits deux sortes de poésies, deux muses. L’une, rebutée de ce qu’on voit et de ce qu’on entend ici-bas, prenant la terre en dégoût, s’enfuit dans une solitude, où elle s’enivre de ces songes qui font oublier la vie. L’autre, moins délicate ou moins chagrine, se mêle résolument aux hommes, se plaît aux bruits des cités, aux rumeurs confuses des multitudes. Elle foule d’un pied hardi l’arène où crient, gesticulent, se coudoient et se débattent, des joies grossières et des colères brutales, elle y ramasse un peu de limon sanglant ; pétris par ses doigts, cette boue et ce sang tressaillent, s’animent, prennent un visage où respire une tragique beauté. Comme le cœur humain, le champ de la poésie est infini, et les poètes sont libres dans le choix de leurs sujets comme dans celui de leurs amours. Le point est que l’inspiration soit franche, que l’artiste ait une âme, que dans l’œuvre il y ait un homme. Il est un poète illustre qui n’a chanté sur sa lyre que des boxeurs, des cochers et des jockeys ; mais il a répandu dans ses chants toute la Grèce, ses héros et ses dieux, et le grand cœur de Pindare. En nous promenant au sein du monde invisible, Dante ne nous y fait voir que des guelfes et des gibelins, il nous détaille toute la gazette de Florence ; mais c’est Dante qui la raconte, et il a coulé des passions d’un jour dans cet airain qui brave le temps. Il a su découvrir dans ce qui passe ce qui ne passe point, dans Florence tout le ciel et tout l’enfer ; les pensées éternelles qui le hantaient ont communiqué aux battemens de ce cœur de gibelin leur religieux mystère et leur durée.

La politique n’est pas un éden ; c’est un lieu troublé, obscur, souvent fangeux, et les muses, vêtues d’hermine, qui craignent les éclaboussures, feront mieux de ne s’y point hasarder. De grands poètes ont paru ignorer ce qui se passait autour d’eux, ils sont morts sans avoir fait à l’histoire de leur temps l’honneur de la mettre en vers ; que leur importaient les secrets des cabinets, les agitations des carrefours ? Leur propre cœur suffisait à les occuper. d’autres ont consacré par leurs chants les deuils et les fêtes de leur peuple. « Comme les douces rosées, filles des nuages, disait Pindare, réjouissent le laboureur dont elles fécondent les champs, ainsi les hymnes embellissent les succès de l’athlète vainqueur, et il devient l’entretien des siècles futurs. » D’autres encore n’ont célébré que des noms ou des choses périssables et n’ont pas su les disputer à la mort ; ils