Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, il y a eu injustice, reprit le premier, répétant ce mot décisif.

— Injustice ! murmurèrent tous autour de lui.

— Pourtant il a été dur pour vous, fis-je observer à un autre paysan, dans lequel je reconnus un des serfs de Kharlof.

— C’était son affaire de seigneur, répondit le paysan ; ça ne change rien à l’injustice qu’on lui a faite.

Devant la fosse ouverte, Evlampia trahissait la même absence d’esprit ; elle semblait obsédée de la même rêverie morne. Je remarquai qu’elle traitait Slotkine, qui plusieurs fois tenta de lui adresser la parole, comme elle avait traité Gitkof, et plus mal encore.

Quelques jours après, le bruit se répandit qu’Evlampia Martinovna avait quitté pour toujours la maison paternelle, et sans dire où elle allait. Elle avait abandonné à sa sœur toute la part de fortune qui lui revenait, se bornant à emporter quelques centaines de roubles. — La bonne Anna, elle a racheté son mari, s’écria ma mère en apprenant cette nouvelle.

Puis, s’adressant à Gitkof, qui avait remplacé Souvenir pour lui faire la partie de piquet : — Il n’y a que toi qui as les mains malhabiles, des mains qui ne savent ni prendre ni garder.

Gitkof poussa un soupir en regardant ses larges mains étalées sur la table. Peu de temps après, ma mère et moi, nous allâmes nous établir à Moscou, et bien des années s’écoulèrent avant que j’eusse l’occasion de revoir les filles de Kharlof.


V.

Ce fut de la façon la plus naturelle que je rencontrai d’abord Anna Martinovna. Comme je visitais, après la mort de ma mère, notre village, où je n’avais pas mis les pied depuis plus de quinze ans, je fus invité par le juge de paix à me rendre en consultation, avec d’autres propriétaires du voisinage, chez la veuve Anna Slotkine. C’était à l’époque où s’accomplissait, avec une lenteur qu’on n’a pas encore oubliée, le partage des terres seigneuriales communes. La nouvelle de la mort du petit juif aux yeux de pruneaux ne me causa, je l’avoue, aucun chagrin, et je n’étais pas fâché de revoir sa veuve. Elle jouissait, dans tout notre district, de la réputation d’une admirable ménagère. En effet, son domaine, ses fermes, sa maison (je regardai involontairement le toit, il était en feuilles de fer), tout se montrait dans l’ordre le plus parfait. Tout était rangé, balayé, peint à neuf. On eût dit qu’une Allemande habitait là. Anna elle-même avait certainement vieilli ; mais ce charme qui lui était particulier, ce charme sec et méchant, qui m’avait tant ému