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le corps du défunt, ce ne fut pas avec son ton habituel de commandement, mais avec un ton de prière, et on lui répondit avec rudesse.

Moi, je me demandais toujours : — Qu’a-t-il voulu dire à sa fille ? Voulait-il lui pardonner ou la maudire encore ? — Je décidai en moi-même qu’il lui avait pardonné, et je me sentis soulagé comme si j’avais deviné juste. Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de Kharlof aux frais de ma mère, qui, très affligée de sa mort, avait donné l’ordre de ne rien épargner. Elle-même n’alla point à l’église, ne voulant pas, disait-elle, revoir les trois coupables ; elle m’y envoya avec Lizinski et Gitkof, que depuis ce jour elle ne traita plus que de femmelette. Il fut défendu formellement à Souvenir de reparaître à ses yeux, et longtemps après elle lui tint encore rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâce lui fut très sensible ; il ne cessait de se promener, sur la pointe des pieds, dans la chambre voisine de celle de ma mère. Il était en proie à je ne sais quelle ignoble mélancolie ; il frissonnait à tout moment et murmurait : grâce ! grâce !

Pendant la cérémonie à l’église, Slotkine me sembla rentré dans son assiette ordinaire ; il s’agitait comme d’habitude, et prêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop, bien que ce ne fût pas pris dans sa poche. Maximka, paré d’une casaque toute neuve, présent de ma mère, s’était faufilé parmi les chantres, et poussait des notes de ténor tellement aiguës que personne ne pouvait douter de la sincérité de son attachement envers le défunt. Les deux sœurs étaient là, vêtues d’habits de deuil, et paraissaient plus troublées qu’affligées, surtout Evlampia. Anna avait pris un air humble et contrit ; cependant elle ne faisait nul effort pour pleurer, et se bornait à passer continuellement sur ses cheveux sa main longue et sèche. De temps en temps, Evlampia se laissait tomber dans une sombre rêverie. Cette réprobation générale et sans appel que j’avais déjà remarquée le jour de la mort, je la retrouvais sur tous les visages, dans les mouvemens et les regards des assistans ; seulement cette réprobation était devenue, non pas moins forte, mais plus froide et comme indifférente. On eût dit que tous ces gens savaient que le grand péché dont la famille de Kharlof s’était rendue coupable envers lui était maintenant porté devant le seul vrai juge, et qu’eux n’avaient plus besoin ni de s’inquiéter ni de s’indigner. Tous priaient avec ferveur pour l’âme du défunt, de ce défunt qu’ils avaient peu aimé durant sa vie, que même ils avaient craint, tant la mort avait fait une entrée brusque et imprévue ! — Si encore il eût aimé à boire, disait sur le perron de l’église un paysan à un autre.

— Eh ! il arrive aussi qu’on s’enivre sans boire.