rentrait dans la maison. Pâle, blême, vêtu d’une vieille robe de chambre avec une calotte sur la tête et tenant à la main son fusil à un coup, Slotkine piétinait sur place. Il était haletant, il menaçait, il grelottait, il couchait Kharlof en joue, et rejetait son fusil sur son épaule, puis le visait de nouveau, criait, pleurait ; il avait bien l’air d’un juif, comme disait ma mère. Dès qu’il nous aperçut, Souvenir et moi, il courut à notre rencontre.
— Voyez, voyez ce qui nous arrive, dit-il d’une voix larmoyante ; il est devenu fou, entièrement fou. Regardez ce qu’il fait. J’ai déjà envoyé chercher la police ; mais personne ne vient, personne ne vient. Si je lui tire un coup de fusil, je ne serai pas responsable devant la loi, car enfin chacun a le droit de défendre sa propriété. Je vais tirer… devant Dieu, je vais tirer… — Il s’élança vers la maison.
— Martin Pétrovitch, si vous ne descendez pas, je tire.
— Tire, répondit sur le toit une voix terrible ; tire ! En attendant, voici un cadeau que je te fais. — Une longue planche vola dans l’air, tournoya deux fois, et vint tomber lourdement aux pieds mêmes de Slotkine. Celui-ci fit un saut en arrière ; Kharlof partit d’un éclat de rire.
— Seigneur Jésus ! — murmura quelqu’un derrière moi. Je me retournai, c’était Souvenir. — Ah ! ah ! me dis-je, tu cesses enfin de ricaner.
Slotkine empoigna un paysan par le collet de sa casaque. — Grimpe donc, huilait-il en le secouant de toutes ses forces ; grimpez tous, sauvez mon bien.
Le paysan avança de deux pas, renversa la tête, agita ses mains :
— Eh ! là haut, monsieur !.. Puis il fit volte-face et disparut.
— Une échelle ! apportez une échelle ! cria Slotkine aux autres paysans.
— Où la prendre ? répondit-on du groupe. — Et quand même il y aurait une échelle, dit une voix lente, qui diable s’aviserait de grimper ? Pas si bête ! Que quelqu’un s’y frotte, il lui tordra le cou comme à un poulet. — Il était clair pour moi que, si même le danger eût été moindre, les paysans n’auraient pas obéi à leur nouveau maître ; ils approuvaient presque Kharlof, et l’admiraient certainement.
— Brigands, scélérats ! vociféra Slotkine. — À ce moment, la dernière cheminée s’écroula avec fracas, et à travers un nuage de poussière jaune on vit Kharlof, poussant un cri de triomphe et levant ses mains ensanglantées, se tourner de notre côté. Slotkine le mit en joue ; mais Evlampia lui poussa le coude. Il se retourna. — N’empêche pas ! cria-t-il avec fureur.
— Et toi, dit-elle, n’ose pas. — Ses yeux d’un bleu sombre s’allumèrent sous ses sourcils rapprochés. — Le père, dit-elle, détruit sa maison ; elle est à lui.