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franchi tes serfs, pour les récompenser de leur avoir mangé la vie ! Ne dois-tu pas répondre d’eux devant Dieu ? Voilà le moment où leurs larmes amassées viennent couler sur toi. Quel est leur sort maintenant ? Parlons vrai : déjà de mon temps profond était leur fossé ; aujourd’hui on n’en voit plus le fond. Tous ces péchés, j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée pour mes enfans,… et en retour un coup de pied comme à un chien !.. Lorsqu’il m’a dit, votre Volodka, reprit Kharlof avec une nouvelle force, que je ne dois plus vivre dans ma chambre, moi qui avais placé de mes propres mains chaque soliveau de ses murs,… lorsqu’il m’a dit cela de sa bouche insolente,… Dieu seul sait ce qui se passa en moi ! Dans ma pauvre tête, des ténèbres ; dans mon cœur, un coup de couteau… Ou l’assommer, ou fuir la maison… C’est alors que je suis accouru vers vous, ma bienfaitrice. Où pouvais-je aller poser ma tête ?.. Et la pluie, et la boue… Je suis peut-être tombé vingt fois. Me voilà maintenant dans cet état horrible… Kharlof parcourut du regard ses haillons souillés, et fit un mouvement pour quitter sa chaise.

— Allons, reste en repos, Martin Pétrovitch, dit ma mère. Tu m’as sali le plancher, eh bien ! le beau malheur ! Écoute : on va te mener dans une chambre bien chaude, on te donnera un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, te laver ; couche-toi et dors.

— Je ne pourrai pas m’endormir, ma mère, répondit tristement Kharlof. J’ai comme des marteaux qui me battent dans la tête. Chassé comme un animal immonde !..

— Couche-toi et dors, interrompit ma mère. Ensuite on te donnera du thé, et nous causerons. Ne perds pas courage, mon vieil ami ; on t’a chassé de ta maison, tu trouveras toujours un asile dans la mienne. Je n’ai pas oublié que tu m’as sauvé la vie.

— Ma bienfaitrice, s’écria Kharlof en se couvrant le visage des deux mains, c’est à votre tour de me sauver…

Cet appel toucha ma mère presque jusqu’aux larmes. — Je ne demande pas mieux que de venir à ton aide en tout ce que je puis, Martin Pétrovitch ; mais tu dois me promettre que tu m’obéiras désormais, et que tu repousseras bien loin toute mauvaise pensée.

Kharlof découvrit son visage. — S’il le faut, dit-il en s’inclinant, je puis pardonner.

Ma mère fit de la tête un signe d’approbation. — Je suis ravie de te voir dans une disposition d’esprit aussi vraiment chrétienne, mais nous parlerons de cela plus tard. En attendant, fais-toi propre et tâche de dormir. — Emmenez Martin Pétrovitch dans la chambre verte, dit-elle au maître d’hôtel, dans celle du défunt seigneur. Que ses habits soient nettoyés et séchés, et le linge nécessaire, demandez-le à la femme de charge. Vous m’avez entendue ?