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tang, assis, tenant une ligne ; il est entré dans les joncs, et il tient une ligne à la main. Est-ce qu’il veut prendre du poisson dans ce temps-ci ? Dieu sait !

— C’est bien, va-t’en, reprit Anna, et relève d’abord cette roue qui traîne à terre.

Le paysan s’empressa d’obéir, et elle, toujours sur le perron, regardait du côté du bois ; puis elle fit lentement un geste de me nace et rentra dans la maison. — Axutka ! cria sa voix impérieuse. — J’avais été frappé de son air courroucé et de la façon dont elle serrait ses lèvres déjà si minces. Elle était vêtue négligemment, et une tresse déroulée de ses cheveux lui tombait sur l’épaule. Malgré le négligé de sa toilette, malgré sa mauvaise humeur, elle me semblait toujours attrayante, et j’aurais volontiers baisé cette main étroite et rageuse avec laquelle, par deux fois, elle avait rejeté la tresse indocile.

Kharlof serait-il vraiment devenu un pêcheur ? me demandais-je à moi-même en m’approchant de l’étang que je savais être au bout du jardin. Je montai sur la digue, je regardai à droite et à gauche : personne ! Je me dirigeai sur un des bords ; enfin, au fond d’une petite baie, dans une forêt de joncs roussis et salis par l’automne, j’aperçus une masse grisâtre. C’était bien Kharlof. Sans bonnet, échevelé, dans une sorte de houppelande en toile déchirée à toutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assis, immobile, sur la terre nue, tellement immobile qu’à mon approche un petit cul-blanc partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et traversa l’étang à petits coups d’ailes en sifflotant. Il fallait donc bien que rien n’eût bougé dans son voisinage. Toute la figure de Kharlof était si étrange, qu’en l’apercevant mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambes et se mit à grogner. Kharlof, tournant à peine la tête, jeta sur moi et sur mon chien des regards d’homme sauvage. Sa barbe le changeait beaucoup ; elle était courte, mais épaisse, crépue comme l’astrakan. Un des bouts du bois de sa ligne reposait dans sa main droite, qu’il tenait ouverte, l’autre sur l’eau. Mon cœur battit violemment ; cependant je m’approchai de lui et le saluai. Il se mit à cligner lentement des yeux, comme quelqu’un qui s’éveille à peine. — Vous êtes là… à pêcher du poisson, Martin Petrovitch ? lui demandai-je.

— Oui, du poisson, répondit-il d’une voix enrouée, et il donna une saccade à sa ligne, à l’extrémité de laquelle pendait un bout de ficelle sans hameçon.

— Mais votre ligne est cassée ! — Je m’aperçus en même temps qu’il n’y avait auprès de lui ni cruche, ni vers d’amorce ; d’ailleurs, quelle pêche possible au mois de septembre ?

— Cassée ? répéta-t-il en se passant la main sur le visage ; c’est