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Kharlof se tut. — Eh bien ? demanda ma mère.

— Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance une ruade dans le coude gauche, là, à l’endroit sensible. Je me réveille ; mon bras gauche ne fonctionne plus… et ma jambe gauche pas davantage. Bon, me dis-je, c’est une paralysie. Pourtant, petit à petit le mouvement me revint ; mais des fourmis me coururent longtemps dans les jointures, et elles courent encore. Dès que j’ouvre la paume de la main, elles se remettent à courir.

— Mais, Martin Pétrovitch, tu t’es couché sur ton bras, et voilà tout.

— Non, madame ; ce n’est pas ce que vous daignez dire là. C’est un avertissement que j’ai reçu, c’est ma mort qui m’est annoncée ! En conséquence, voici ce que j’ai à vous annoncer, madame, sans perdre un instant. Ne voulant pas, continua Kharlof en criant de toute la force de sa voix, que cette mort me prenne au dépourvu, moi, esclave de Dieu, j’ai décidé ceci dans mon esprit : partager dès à présent, de mon vivant, tout mon bien entre mes deux filles, Anna et Evlampia, de la façon que m’inspirera le seigneur Dieu. — Kharlof s’arrêta, poussa un gémissement, et ajouta : — Sans perdre un instant !

— Eh mais ! c’est une idée raisonnable, fit observer ma mère ; seulement je trouve que tu te hâtes trop.

— Et comme je désire en cette même affaire, continua Kharlof en élevant encore la voix, observer l’ordre et la légalité nécessaires, j’ai l’honneur de prier votre fils Dmitri Séménitch, — quant à vous, madame, je n’ose pas vous déranger, — je prie ledit fils Dmitri Séménitch, — et quant à mon parent Bitschkof, je le lui prescris comme un devoir, — d’assister à l’accomplissement de l’acte formel et à la mise en possession de mes deux filles, Anna, mariée, et Evlampia, célibataire ; lequel acte devra s’accomplir après-demain, à la douzième heure du jour, dans mon propre domaine de Ieskovo, avec la participation des autorités actuellement en exercice, lesquelles ont déjà reçu l’invitation pour ce faire.

Kharlof eut beaucoup de peine à achever cette longue tirade, qu’il avait évidemment apprise par cœur, et qu’avaient interrompue de fréquens soupirs et gémissemens. On aurait dit qu’il n’avait pas assez d’air dans la poitrine. Son visage, tout à l’heure pâle, était redevenu cramoisi ; il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait de son front.

— Est-ce que tu as rédigé l’acte de partage ? demanda ma mère. Où as-tu trouvé le temps ?

— Oh ! j’ai eu le temps… Sans manger, sans boire, sans dormir…

— Tu l’as écrit toi-même ?

— Volodka m’a aidé.