Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mettre à l’école du district, puis on en avait fait un commis dans le bureau d’administration de nos biens. Plus tard, il était entré au service des dépôts d’approvisionnement de la couronne, et finalement on l’avait marié à la fille de Kharlof. Ma mère l’appelait petit juif ; avec ses cheveux frisés, ses yeux noirs et toujours humides comme des pruneaux cuits, son nez crochu et ses larges lèvres rouges, il offrait le type de la race orientale. Du reste, il avait la peau blanche, et pouvait passer pour un joli garçon. Vladimir était d’un caractère très serviable tant que ses propres intérêts n’étaient point en jeu. L’âpreté au gain lui faisait presque perdre la tête, et lui arrachait parfois des larmes. Il ne pouvait supporter qu’on ne lui tînt pas immédiatement une promesse faite ; il en tremblait de colère, il en geignait de dépit. Il aimait à rôder dans les champs avec un fusil ; lorsqu’il lui arrivait d’accrocher un lièvre, un canard, il les fourrait dans sa gibecière avec une singulière expression de visage. — Maintenant, mes petits amis, semblait-il leur dire en les caressant de la main, vous ne m’échapperez plus ; je vous tiens.

— Quel bon petit cheval vous avez là ! fit-il de sa voix zézayante en m’aidant à monter en selle. C’est comme cela que je voudrais en avoir un ; mais je n’ai pas tant de chance. Vous devriez en parler à madame votre mère, et lui rappeler…

— Est-ce qu’elle vous en avait promis un ?

— Hélas ! non… Ah ! si elle m’avait promis !.. Je supposais seulement que, vu sa générosité…

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à Martin Pétrovitch ?

— À Martin Pétrovitch ? répéta Slotkine en traînant sur chaque syllabe ; ah ! bon Dieu, il me tient dans la crasse, et nous ne sommes guère récompensés de tous nos travaux.

— En vérité ?

— Je vous le jure devant Dieu. Dès qu’il a dit : — Ma parole est sacrée, — c’est comme s’il vous coupait tous vos discours avec une hache. Priez-le, ne le priez pas, c’est tout un. Et puis, Anna Martinovna, mon épouse, n’est pas aimée de lui comme son autre fille Evlampia. — S’interrompant tout à coup, il se frappa les cuisses avec désespoir. — Oh ! Seigneur Dieu, regardez, un brigand a fauché la moitié d’un quart d’arpent de notre avoine. Vivez donc après cela ! Les scélérats, les brigands !.. à y a pour un rouble et demi, pour deux roubles de dégât ! — On entendait comme des sanglots dans les exclamations désespérées de Slotkine. Je donnai du talon à mon cheval, et le plantai là.

Les lamentations de Slotkine arrivaient encore à mon oreille, quand, à l’un des détours du chemin, cette seconde fille de Kharlof, qui, au dire de sa sœur, avait été cueillir des bluets, s’offrit à ma rencontre. Une épaisse guirlande de ces fleurs lui entourait la tête.