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et la fameuse gravure représentant la chandelle allumée et exposée à tous les vents. Dans un coin, était posé un divan en bois recouvert d’un tapis bariolé. Des milliers de mouches bourdonnaient sourdement sous le plafond. Du reste, il faisait frais dans cette chambre, mais on y était pris à la gorge par cette odeur sauvage que partout Kharlof portait avec lui. — N’est-ce pas que mon cabinet est beau ? me demanda-t-il.

— Très beau.

— Regarde un peu ce collier hollandais que j’ai là, continua-t-il en retombant dans son tutoiement habituel. C’est un merveilleux collier. Je l’ai acquis d’un Juif par échange. Regarde bien.

— C’est un beau collier.

— Rien de meilleur pour le service. Flaire un peu. Quel cuir ! Je flairai le collier ; il sentait le suif rance, et rien de plus.

— Allons, asseyez-vous là. sur cette petite chaise. Soyez comme chez vous, me dit Kharlof. — Et, s’asseyant lui-même sur le divan, il ferma les paupières et sembla s’endormir. Je le regardais de tous mes yeux, et ne pouvais assez l’admirer. Une vraie montagne ! Il se secoua tout à coup. — Anna ! s’écria-t-il de sa voix mugissante, et son large ventre s’éleva et retomba comme une vague dans la mer. — Anna ! ne m’as-tu pas entendu ? Allons ! qu’on se dépêche !

— Tout est prêt, veuillez venir, répondit de loin la voix de sa fille.

Émerveillé de la rapidité avec laquelle s’exécutaient les ordres de Kharlof, je le suivis au salon, où, sur une table recouverte d’une nappe rouge avec des dessins blancs, s’étalait déjà le déjeuner : du lait caillé, de la crème, du pain de froment, et même du sucre en poudre mêlé avec de la cannelle. Pendant que je humais le lait caillé, Kharlof s’était endormi de nouveau, assis dans un coin. Immobile devant moi, les yeux baissés, se tenait Anna Martinovna, et par la fenêtre je pouvais voir son mari, qui promenait mon cheval dans la cour en frottant dans ses mains la gourmette, qu’il avait détachée de la bride.

Ma mère n’aimait pas la fille aînée de Kharlof. Elle la trouvait fière. En effet, Anna Martinovna ne venait jamais chez nous présenter ses devoirs ; sa contenance devant ma mère restait froide et réservée, quoique ce fût grâce à ses bienfaits qu’elle avait été élevée en pension, qu’elle avait trouvé son mari, et que, le jour de son mariage, elle avait eu mille roubles de dot, ainsi qu’un châle de cachemire de couleur jaune, un peu usé à la vérité. C’était une femme de taille moyenne, un peu maigre, vive et rapide dans tous ses mouvemens, avec une épaisse chevelure brune et un agréable minois basané où se dessinaient d’une façon étrange, mais charmante, des yeux longs et minces d’un bleu pâle ; elle avait le nez fin et droit, les lèvres fines aussi, et le menton pointu. Chacun, en