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vilain rire semblable au rincement d’une bouteille. J’avais toujours pensé que, si Souvenir eût eu de l’argent, il serait devenu un très méchant homme, immoral et cruel ; heureusement il était pauvre. On ne lui permettait de boire que les jours de fête, et on l’habillait convenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirs la partie de piquet ou de boston. Écouter aux portes, rapporter des cancans, et surtout narguer quelqu’un, c’étaient là ses plaisirs. Il agissait ainsi comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit de se venger sur tout le monde. Il appelait Kharlof son petit frère, et le harcelait jusqu’à lui faire manger de la rave amère, comme disent nos paysans. Un jour que Kharlof se tenait dans notre billard, vaste pièce où jamais personne n’avait vu voler une mouche, et que par cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et de la chaleur, affectionnait beaucoup. Souvenir se mit à sautiller et à tournoyer autour de son ventre, en lui disant avec force ricanemens et grimaces : — Pourquoi, petit frère, avez-vous fait mourir ma sœur Margarita Timoféievna ? — Kharlof, qui était assis entre le mur et le billard, n’y tint plus ; il avança brusquement ses deux larges mains. Heureusement pour Souvenir, ce dernier eut le temps d’esquiver le choc ; les poignets de son beau-frère vinrent se heurter contre le billard, et les six vis qui tenaient la lourde machine fixée au plancher se brisèrent toutes à la fois. Que serait devenu Souvenir, si un tel coup l’eût atteint ?

Depuis longtemps j’avais la curiosité de connaître la maison de Kharlof, de voir quelle espèce d’habitation il s’était fabriquée. Je lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu’à Ieskovo (ainsi se nommait son domaine). — Voyez-vous ce gars ! s’écria Kharlof ; il veut voir mon royaume. Allons, viens, je te montrerai le jardin et la maison, et la grange et tout ; j’ai un tas de belles choses. — Nous partîmes. De notre château jusqu’à Ieskovo, il y avait trois verstes. — Le voilà, mon royaume, dit-il bientôt en s’efforçant de tourner vers moi sa lourde tête et en agitant sa main de droite et de gauche ; tout cela est à moi.

L’habitation de Kharlof s’élevait au sommet d’une colline. En bas, quelques misérables cabanes semblaient collées l’une à l’autre le long d’un étang. Debout sur une planche, une vieille paysanne frappait à tour de bras sur du linge qu’elle venait de tordre. — Axima ! cria Kharlof d’une voix si formidable qu’une bande de corbeaux s’envola d’un champ de seigle voisin, c’est la culotte de ton mari que tu laves ? — La vieille femme se retourna tout d’une pièce et fit une profonde révérence. — Oui, sa culotte, mon petit père, murmura-t-elle d’une voix cassée. — Que je te voie faire autre chose !.. Tiens, regarde, continua-t-il en s’adressant à moi et trottinant le long d’une clôture en ruine, voici mon chanvre, à moi, et