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n’ignorait pas le profond respect qu’il lui portait. En lui parlant, il l’appelait bienfaitrice ; elle voyait en lui une sorte de géant dévoué, qui, le cas venu, n’hésiterait pas à combattre toute une armée de paysans révoltés, et, bien qu’une pareille collision ne fût guère alors à craindre, néanmoins ma mère, restée veuve encore jeune, pensait qu’il ne fallait pas dédaigner un tel défenseur, — d’autant plus qu’il était loyal, n’empruntait jamais d’argent, ne buvait pas, et, s’il manquait d’éducation, ne manquait pas d’intelligence. Quand ma mère eut l’idée de dicter son testament, ce fut Kharlof qu’elle prit pour premier témoin ; il alla tout exprès à sa maison pour y chercher de grandes lunettes rondes, en fer, larges comme des roues de droski, sans lesquelles il ne pouvait pas écrire. Même avec ses lunettes sur le nez, ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, soufflant et gémissant, il parvint à tracer son nom et son rang. Les lettres, telles qu’il les écrivait, étaient énormes, carrées, ornées de queues et de panaches, et après avoir achevé ce labeur il déclara qu’il se sentait fatigué, que pour lui attraper des puces ou écrire, c’était tout un.

Malgré toute la bienveillance que lui témoignait ma mère, on ne le laissait jamais chez nous dépasser la salle à manger ; il répandait une odeur qui rappelait la terre remuée, l’acre émanation des grands bois et la vase des marais. — C’est un vrai léchi (esprit des bois), disait ma vieille bonne. — Lorsqu’il dînait chez nous, on lui mettait, une table dans un coin. Il ne le prenait pas en mauvaise part ; il comprenait qu’il aurait gêné ses voisins, et trouvait plus commode de manger en pleine liberté, car il mangeait comme personne, je crois, n’a mangé depuis les temps de Polyphème. Par mesure de précaution, on lui donnait, tout au commencement de son repas, un pot de kacha (gruau de blé noir) pesant six livres. — Sans ce potage, tu me dévorerais, lui disait ma mère en riant. — Vous avez raison, bienfaitrice, je vous dévorerais ! répondait-il en riant aussi. — Ma mère écoutait volontiers ses réflexions sur quelque objet d’administration domestique ; mais elle ne pouvait entendre longtemps sa voix. Il ne savait pas et n’aimait pas raconter. — Les longs récits vous font l’haleine courte, disait-il avec dépit. — Ce n’est que lorsqu’on le mettait sur le chapitre de l’année 1812 (il avait alors servi dans les milices et reçu une médaille de bronze, qu’il portait dans les jours de fête), lorsqu’on l’interrogeait sur l’invasion des Français, qu’il racontait deux ou trois anecdotes, toujours les mêmes.

Qui aurait dit que cet indestructible géant, si sûr de lui-même, avait des instans de mélancolie et de tristesse ? Sans aucune raison apparente, un profond ennui l’envahissait. Il s’enfermait dans sa chambre. Là, tantôt il se mettait à bourdonner, faisant tout seul le