Malheureux l’insensé dont la vue asservie
Ne sent point qu’un esprit s’agite dans la vie !
Mortel, il reste sourd à la voix du tombeau;
Sa pensée est sans aile, et son cœur est sans flamme,
Car il marche, ignorant son âme,
Tel qu’un aveugle errant qui porte un vain flambeau.
M. Hugo le connaît, ce poète-là; si par hasard celui qui disait si bien
était entré dans les détours obscurs du théâtre, pourquoi donc aurait-il
éteint son flambeau? Si M. Hugo avait fait Ruy BIas en consultant un
peu l’âme humaine, il aurait vu que le sujet, comme drame, n’existe
pas, qu’il est du ressort de la comédie, et que sa pièce est un jeu d’esprit exécuté contre les objections de notre nature, par une main dont
nul ne conteste la puissance. Nous ne songeons pas ici à la comédie des
Précieuses ridicules, dont le sujet est le même, une vengeance tirée de
deux coquettes par deux prétendus qui conspirent pour leur faire faire
la cour par leurs valets. Le rapprochement, si notre mémoire ne nous
trompe, a été fait par un ami, par un disciple fidèle. La comparaison
est piquante; mais on objecte, ce qui est vrai, que l’amour dans les
Précieuses ridicules est une plaisanterie.
M. Hugo se serait à coup sûr aperçu de l’impossibilité où il s’engageait, s’il était habitué à partir de l’étude des caractères et des passions pour arriver au sujet et au plan de ses drames; c’est justement la marche contraire qu’il suit. Il part de ses contrastes, de son antithèse, pour arriver à ses caractères. Ruy Blas a visiblement pris naissance d’un rapprochement entre une livrée de laquais et un diadème de reine. Disons même que le poète ne semble pas avoir une idée plus juste des passions et des caractères que de l’action. Qu’on nous cite seulement dans son théâtre une passion largement développée, un caractère sérieusement approfondi. Ouvrez de nouveau cette préface de Ruy Blas : vous y voyez que l’auteur, qui définissait l’action le plaisir des yeux, définit les caractères et les passions par ce mot unique, le style. On s’en doutait bien déjà. Il suffit d’entendre les discours de Ruy Blas, de la reine, de don Salluste, pour s’assurer de ce que la préface avoue ingénument; ici une tirade très brillante d’amour dévoué, là une autre gracieusement mignarde d’amour ingénu, plus loin une troisième toute pétrie de désirs de vengeance et de noirceur. Sous le prétexte que les pensées du cœur s’expriment par la parole, et que, malgré ses fautes de goût, M. Hugo parle toujours avec éclat, sa conscience d’artiste se repose là-dessus, persuadée qu’il y a là des peintures réelles de caractères et de passions.
LOUIS ETIENNE.
C. BULOZ