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sérieux embarras, et obtenir une hausse de prix que ne leur aurait pas procurée l’action isolée. Soumettre les coalitions à des poursuites légales, c’est donc charger le travail d’entraves très réelles, tandis que les chaînes imposées au capital sont fictives. Telle est la thèse que défendent beaucoup d’hommes éminens, et parmi eux un grand nombre d’économistes qui font autorité. On sent combien le débat est délicat; en négligeant de tenir compte d’argumens aussi sérieux, on risquerait de fournir des armes nouvelles aux ennemis de l’ordre social.

La liberté a l’immense mérite de couper court à toutes les récriminations : le règlement des relations de l’entrepreneur et de l’ouvrier est une question complexe où le législateur ne peut intervenir sans faire injustement pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Son action altère les rapports naturels entre l’offre et la demande, et donne un appui fâcheux aux notions économiques les plus fausses. « En Angleterre, dit M. de Molinari[1], le socialisme a fait peu de prosélytes. Quoique les trades-unions soient demeurées longtemps à l’état d’associations secrètes ou quasi secrètes, on ne trouve dans leur organisation et dans leurs actes aucune trace des doctrines socialistes ou communistes. Les unionistes ne jurent point le serment d’Annibal contre le salariat, et ils ne songent en aucune façon à le remplacer partout par l’association; encore moins rêvent-ils l’organisation de la gratuité du crédit. Ils ne font aucune objection théorique contre le salaire, et il leur paraît assez indifférent de recevoir leur rétribution sous une forme ou sous une autre. » A quelle cause attribuer cette heureuse situation des esprits? Nous répondrons comme M. de Molinari : à la liberté. Affranchis de toute entrave légale, les ouvriers anglais ont fini par assimiler la main-d’œuvre à tous les objets qu’ils voient s’échanger entre les producteurs et les consommateurs. Suivant les paroles de M. Stuart Mill, « la pratique des grèves leur a mieux que toute autre chose appris les rapports qui existent entre le taux des salaires et l’offre et la demande du travail. » Les enseignemens de l’expérience, complétant ceux des doctrines économiques répandues avec plus de zèle que chez nous, les ont instruits peu à peu du caractère inéluctable des grandes lois de la production et de l’impossibilité des transformations radicales et subites dans les relations sociales. D’ailleurs, si le droit de se coaliser est laissé aux classes laborieuses, des hommes de bonne volonté font des efforts sérieux pour les détourner de s’en servir imprudemment : ils montrent les dangers des conflits, ils rappellent les ruines que ces luttes ont amenées, ils répandent

  1. Le Mouvement socialiste, p. 143.