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direction suprême ne souffre pas d’interruption. A un moment donné, ce comité souverain, qui a conservé son unité d’action et son organisation hiérarchique, devient facilement le maître de la situation. Les chefs, d’abord sans soldats, sont bientôt suivis d’une nombreuse armée; on est d’autant plus prompt à leur obéir qu’ils ont dans les persécutions et les proscriptions trouvé plus de prestige; ils sortent de prison avec une auréole de popularité.

Il est encore un point plus grave; si l’on applique rigoureusement l’article 291 et la loi de 1834, il faudra poursuivre également tous les syndicats. Les chambres de patrons violent la loi aussi bien que les syndicats ouvriers, et n’existent comme eux qu’en vertu de la tolérance de l’administration. On devrait donc soumettre sans distinction les groupes professionnels à une commune proscription; ce serait là une extrémité déplorable. On a plus d’une fois fait ressortir les avantages qu’offre au commerce et à l’industrie la création de ces chambres centrales, où tous les intérêts de la profession sont représentés et discutés; des documens officiels ont témoigné de la part utile qu’avaient prise ces sociétés dans les élections consulaires, dans les enquêtes ouvertes par l’administration : « les tribunaux de commerce leur ont plusieurs fois confié la mission de donner leur avis sur des affaires contentieuses ou de les régler par la voie amiable[1]. » Sur le terrain politique, notamment au moment de l’élection des députés ou des conseillers municipaux, elles pourraient exercer une influence qui ne serait pas sans profit pour les opinions modérées.

Un certain nombre de ces sociétés ont fondé à Paris une sorte de syndicat général qui, sous le nom d’Union nationale du commerce et de l’industrie, devient un centre actif. D’autres groupes plus anciens existent, et leur importance est loin de décroître. Cette organisation des chambres syndicales est un fait considérable; tout réveil de l’initiative individuelle en France peut passer pour un symptôme heureux, et, quand ce phénomène se produit parmi les classes conservatrices, il ne faut pas risquer de l’étouffer dans son germe. Briser l’institution des syndicats, ce serait désarmer le parti de l’ordre au profit des partis violens. Ceux-ci resteront organisés en comités secrets, tandis que les honnêtes gens seront incapables de résister et de se défendre. La loi aura paralysé les bons citoyens sans affaiblir les mauvais. Dans les pays où le parti conservateur garde quelque virilité, les excès du droit d’association sont neutralisés par l’usage général qui est fait de ce droit : les intérêts savent se grouper et se concerter, on oppose les ligues défensives aux offensives et les coalitions aux coalitions. Au contraire l’isolement

  1. Rapport de M. de Forcade, déjà cité.