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combiner son propre intérêt avec celui de son voisin. Sous prétexte d’assurer la liberté du travail, on la supprime en interdisant la coalition.

C’est là qu’on arriva en 1849 ; on voulut empêcher le concert et punir la coalition sans tenir compte ni des intentions ni des circonstances. Jusque-là du moins, dans l’article 415, les mots injustement et abusivement, s’appliquant à la tentative de faire varier les salaires, spécifiaient dans le cas des patrons le caractère que devait avoir la coalition pour se transformer en délit ; la loi de 1849 les supprime. Depuis, les tribunaux ont toujours jugé que « la coalition était punissable dans tous les cas, quelle que fût l’intention des coalisés, quelque légitime que pût être leur prétention, quelque exempts de blâme et d’immoralité que fussent les moyens employés pour former ou maintenir la coalition[1]. » La loi du 27 novembre 1849 punit également les coalitions de patrons et d’ouvriers d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de 16 francs à 3,000 francs. Les chefs ou moteurs s’exposaient à la surveillance de la haute police et à un emprisonnement variant de deux à cinq ans.

Le rapporteur du projet de loi de 1864 n’eut pas de peine à démontrer l’insuffisance des raisons présentées par ses prédécesseurs. D’ailleurs l’expérience avait parlé ; la logique des faits s’était montrée plus forte que les argumens qu’on lui avait opposés. Après quinze années de pratique, l’inefficacité de la loi de 1849 était reconnue par tous les hommes de bonne foi. Toujours discutée et appliquée très inégalement, la nouvelle législation n’avait pas empêché les coalitions. De 1853 à 1862, 749 coalitions d’ouvriers et 98 de patrons furent jugées ; dans l, 427 cas, les poursuites avaient été commencées, puis abandonnées. Ces chiffres donnent une moyenne d’environ 200 affaires qui ont été annuellement portées devant les tribunaux, et pourtant l’autorité ne se servait pas volontiers de la loi ; les magistrats l’appliquaient comme à regret. « Ils semblaient presque, dit un document administratif, protester contre l’existence du délit que le code les forçait de réprimer. » Ils formulaient des peines légères que d’ordinaire le souverain effaçait sur la recommandation du tribunal lui-même. Des avocats célèbres défendaient les grévistes devant les tribunaux, et Berryer donnait l’exemple en plaidant plusieurs fois pour eux. L’opinion publique se prononçait presque toujours en faveur des accusés, et, par crainte de voir condamner des fautes d’un caractère douteux, facilitait l’impunité des coupables. Ce sont là les inconvéniens d’une législation

  1. Voyez l’arrêt de la cour de cassation du 24 février 1859 et celui du 15 novembre 1862.