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conditions étaient repoussées, cette théorie pourrait-elle être de nouveau soutenue? Précisons bien la question. Depuis qu’en France les fondateurs de l’économie politique moderne ont, au XVIIIe siècle, proclamé la liberté du travail, « la plus sacrée et la plus imprescriptible des propriétés, » depuis que la révolution a placé cette maxime à la base de nos institutions, on est arrivé nécessairement à conclure qu’en principe les relations de l’entrepreneur et du travailleur, assimilées à celles d’un vendeur et d’un acheteur quelconque, doivent être, comme celles-ci, absolument libres. Après avoir été bien longtemps entravé par des règlemens restrictifs de toute espèce, le droit de l’ouvrier et du patron à discuter en toute liberté leurs intérêts réciproques et à refuser de se lier l’un vis-à-vis de l’autre tant que les conditions de l’engagement n’ont pas été débattues et agréées par les deux contractans, ce droit est reconnu comme indéniable. Les objections ne se produisent que lorsqu’on passe de l’individu isolé à un groupe d’individus. Qu’un certain nombre de patrons et d’ouvriers s’entendent pour formuler leurs prétentions en menaçant de se retirer collectivement, si ces conditions ne sont pas acceptées, c’est là, dit-on, un délit; la justice doit sévir, en supposant même qu’il n’ait été porté atteinte ni à la liberté individuelle ni à l’ordre public. Comment justifie-t-on cette théorie?

Un coup d’œil jeté sur les discussions de nos assemblées prouvera combien sont faibles les raisonnemens employés jusqu’ici. Il faut remonter à l’origine des débats publics qui ont eu lieu sur ce sujet. Le premier date de juin 1791. La suppression des corporations, jurandes et maîtrises avait été prononcée dans la nuit du 4 août 1789 et réalisée par le décret du 16 février 1791. Dès le mois de juin de la même année, les ouvriers employés dans les ateliers de la ville de Paris se mettent en grève. La constituante pense que cette tentative cache un essai de restauration des privilèges qu’elle vient de détruire, et ordonne de réprimer les entreprises de ce genre. Chapelier, chargé de faire le rapport, déclare que « toute coalition est contraire aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations. » L’orateur procède par affirmations, et ces affirmations paraissent aujourd’hui bien hasardées. « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions, dit-il, de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Il n’y a plus de corporations dans l’état; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » Il termine par cette déclaration parfaitement socialiste : « les assemblées des ouvriers se sont dites destinées à procurer des secours aux travailleurs de la même profession malades ou sans travail;... c’est à la nation, c’est aux officiers publics en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence. » Ceci, on le voit, se rapproche beaucoup de la théorie