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En 1810, 30,000 ouvriers des filatures de Manchester et des environs se mettaient en grève, et se laissaient entraîner à de graves désordres; en 1811, les ouvriers bonnetiers de Nottingham protestaient contre l’introduction des machines par une véritable insurrection. Les luddites, — c’est ainsi qu’on les désignait du nom d’un de leurs chefs, — pillèrent et brûlèrent les manufactures. Pendant six ans, leurs ravages continuèrent, les mesures les plus sévères durent être prises contre eux : en une seule année, on en pendit 18 à York. Dans les cas ordinaires, on appliquait aux grévistes la loi martiale. La loi de 1824, en établissant la liberté des coalitions, n’a pas subitement arrêté le mal; depuis cette époque, l’industrie anglaise s’est vue troublée par de nombreux conflits. Cependant il est un fait incontestable : malgré les réclamations d’une partie des manufacturiers, malgré les excès commis par les trades-unions et les souffrances qui en sont résultées, la liberté a été constamment maintenue. Les modifications successives apportées à la législation ont laissé intact le principe consacré dès 1824.

Aujourd’hui, après une aussi longue expérience, après les nombreuses enquêtes parlementaires qui ont éclairé toutes les faces du sujet, on peut penser que l’Angleterre doit être édifiée sur la nécessité de prohiber ou d’autoriser les ligues d’ouvriers ou de patrons. Eh bien! le résultat de ces cinquante années de pratique est une loi que le parlement a votée l’année passée ; cette loi fait tomber les dernières barrières auxquelles venaient se heurter les coalitions. Moyennant certaines conditions de publicité, elle offre l’existence légale aux trades-unions, et, tout en assurant l’ordre général et le respect de la liberté individuelle par des mesures très rigoureuses prises contre les perturbateurs, elle donne une entière facilité à l’entente des entrepreneurs ou des ouvriers. Les ligues des employeurs, comme on dit en Angleterre, et celles des travailleurs sont affranchies de toute entrave, pourvu qu’on n’ait recours ni à la fraude ni à la violence; dans ce dernier cas, des peines sévères rappellent aux plus ignorans la différence qui existe entre la liberté et le mépris des droits d’autrui.

De grands progrès se sont ainsi réalisés; on voit aujourd’hui des grèves durer plusieurs semaines sans entraîner de désordres sérieux. Celle toute récente des mécaniciens de Newcastle a offert un spectacle saisissant : près de 10,000 ouvriers chômèrent pendant cinq mois, surexcités par des ligues et des meetings formés dans tout le royaume, luttant contre l’introduction des ouvriers étrangers, allemands ou belges, auxquels les patrons voulaient, par une tactique légitime, ouvrir leurs ateliers, et obtenant enfin une transaction qui leur assurait certains avantages au point de vue de la réduction des heures de la journée de travail. Durant ce long et