Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/181

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donc primitivement la famille au sens large du mot, la gens. Ce premier groupe, cette première association servit de point de départ, d’unité organique. Dix de ces groupes, dont chacun comptait dix familles, formèrent ensuite la dizaine, tithing en anglo-saxon, decuria, decania, decima, dans le latin du moyen âge, dénominations auxquelles celle de vicus, employée par César et Tacite, et le nom français de bourgade ou village correspondent très imparfaitement sans doute. La dizaine était représentée par cent pères de famille. Qu’après cela dix de ces groupes (on sait que les peuples primitifs affectent volontiers dans le détail de leurs institutions l’adoption constante de certains chiffres) se rapprochassent et se réunissent, on obtenait un autre degré d’association, représentée cette fois par mille pères de famille, et nommée dans les diverses langues germaniques hundred, hundari, etc., c’est-à-dire la centaine, la réunion de dix groupes de cent feux ou de cent groupes de dix. Or c’est là précisément ce que César et Tacite appellent pagus, la réunion des centeni, ce que nous appelons, nous, peut-être du mot latin centum, le canton. La constitution anglo-saxonne nous offre une pareille organisation persistante à travers le moyen âge. Le fridborg ou tenmann tale y correspond à la gens réunissant, primitivement au moins, dix foyers. Dix de ces groupes forment la dizaine, tithing, et cent le hundred, que représentent mille pères de famille. Le texte des lois d’Edouard le Confesseur le dit expressément. De même, selon l’antique coutume des premiers Romains, dix maisons forment une gens, dix gentes ou cent maisons forment une curie, etc.

Il est bien entendu qu’une telle application de certains nombres, habituelle dans les civilisations tout à fait primitives, n’était déjà plus qu’une tradition et qu’un souvenir chez les Germains de César et de Tacite. Ce dernier nous en avertit formellement. Il remarque, à propos des membres de la centaine (centeni), que ce mot, jadis simple expression d’un rapport de nombre, était devenu un qualificatif, bien plus, un nom et un titre d’honneur. On pouvait donc dire : un membre de la centaine, dix, vingt, cent, trois cents membres de la centaine, comme on aurait dit au moyen âge dix, vingt, cent, cent cinquante centeniers, comme on dirait chez nous dix ou vingt, ou cent cinquante cent-suisses ou cent-gardes, sans qu’il fût absolument nécessaire que le corps des cent-suisses ou des cent-gardes comptât actuellement encore un nombre exact de cent hommes, et sans que la centaine ou le hundred antique, après avoir été réellement dans l’origine la réunion de cent pères de famille, fût tel encore rigoureusement. Ainsi peut-être le mot de milicien, miles, désignait primitivement un fantassin fourni par une des mille maisons qui composaient la cité, réunion de dix curies.