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de savoir jusqu’à quel point Tacite a eu raison d’affirmer l’absence des villes au-delà du Rhin et du Danube. Qu’était-ce cependant que ces séries entières d’étapes que Ptolémée désigne dans le centre et l’est de la Germanie, et qu’il appelle des villes, πόλεις, entrepôts ou marchés tout au moins d’un commerce actif de pelleteries et d’ambre avec la mer Baltique ou la Mer-Noire ? Le témoignage de Tacite est en tout cas si formel qu’il faut bien y voir un trait spécial au génie des barbares, précieux indice et d’une vue particulière de la nature et d’un tempérament politique nouveau, destiné à marquer sa trace.

Par suite peut-être de ce sentiment inné d’individualisme, l’esprit germanique n’a jamais su réaliser fortement l’union politique et civile. On sait quel confus édifice était au moyen âge le saint-empire romain ; la confédération allemande, que notre siècle a vue naître et mourir, n’a sans doute donné cinquante ans de tranquillité à l’Allemagne et à l’Europe que parce qu’elle se trouvait, par le peu de rigueur de ses ressorts et de ses cadres, d’accord avec l’humeur nationale. Les Germains toutefois étaient capables d’une certaine discipline, qui paraît avoir dû introduire parmi eux dès les premiers temps quelque organisation. Il est facile de distinguer dans les récits de César et de Tacite l’existence de petits groupes d’autant mieux constitués que les cercles en sont plus étroits, et qu’on se rapproche davantage du groupe le plus simple et le moins nombreux, celui de la famille. César et Tacite désignent trois sortes de circonscriptions par des termes difficiles à bien entendre et par conséquent à bien traduire : ce sont les vici, les pagi et les civitates. Par ces trois mots, ils interprètent évidemment des qualifications barbares dont ils peuvent n’avoir pas eux-mêmes saisi le vrai sens. Pour essayer de le retrouver, nous devons, comme nous l’avons fait au sujet des dieux barbares, invoquer les analogies conservées au moyen âge par les peuples germaniques. Chez diverses tribus allemandes, chez les Francs après la conquête, ou bien chez les Anglo-Saxons et les Scandinaves, nous voyons subsister des divisions sociales qui se perpétuent dès l’origine, et dont les noms, si nous savons les comprendre, disent le sens primitif. La famille naturelle, composée du père, de la mère et des enfans, n’étant pas assez forte pour être assurée d’une existence indépendante, il a bien fallu qu’elle s’unît étroitement aux groupes pareils désignés par le double lien de la parenté et du voisinage. C’était indispensable pour doubler, dans un état de société incomplète, les ressources et les profits de l’activité humaine, pour garantir la sûreté, la dignité, le respect des droits, et les revendications personnelles. Dix feux ou ménages, réunis par le voisinage et la consanguinité, constituèrent