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parvenues à leur entier développement, la propriété privée est à la fois l’aiguillon et le prix du travail, et devient, sagement constituée, le signe de la civilisation, de même, dans l’histoire du progrès des peuples, elle marque, à mesure qu’elle s’introduit et se généralise, le passage de l’état pastoral ou nomade, ou plus tard de l’état agricole, à une plus haute condition sociale.

César dit en parlant des Suèves, un des peuples les plus considérables de la Germanie, qu’ils ont jusqu’à cent cantons, et que de chacun d’eux sortent alternativement chaque année mille hommes pour porter les armes, tandis que les mille autres labourent la terre, afin de pourvoir à la nourriture commune. Il ajoute cette double remarque, très digne d’attention : « Nul parmi eux ne possède de champs à part, et il n’est permis à personne de rester plus d’une année en un même lieu pour s’y établir. Ils préfèrent au blé le laitage et la chair des troupeaux, et se livrent passionnément à la chasse. » Plus loin, à propos des Germains, considérés cette fois en général. César s’exprime à peu près de même. « Nul d’entre eux, dit-il, ne possède une certaine quantité de terre, avec des limites marquant une propriété fixe. Les magistrats distribuent chaque année aux familles, aux groupes de parens réunis, les lots de terre qui leur ont été assignés en tel ou tel endroit. L’année finie, il faut passer ailleurs. » Tacite fait évidemment allusion à de pareils usages quand il dit, au chapitre XXVI de la Germanie, que « dans chaque canton, tous les hommes valides sont appelés tour à tour à la culture de lots qui leur sont assignés aussi également que possible pour l’étendue ou pour la qualité du terrain, le vaste espace dont on dispose permettant d’observer de telles conditions. Ces lots, ajoute-t-il, ne restent entre les mêmes mains qu’une année, et ne comprennent pas tout le territoire dont on dispose, car les Germains ne luttent pas avec le sol pour en accroître la fertilité : qu’ils en obtiennent le blé nécessaire, et ils sont satisfaits. »

Nous croyons avoir rendu exactement ces trois passages, pour lesquels on a proposé beaucoup d’explications fort diverses. Certains interprètes croient y trouver une coutume semblable à celle de quelques tribus arabes, qui résident sur des champs par elles ensemencés jusqu’à la moisson prochaine, puis lèvent les tentes pour les transporter et ensemencer ailleurs, sans se donner la peine de labourer. Il en est encore suivant qui les paroles de Tacite font allusion à tout un système de jachères. Ces commentaires et plusieurs autres ont ce tort commun de troubler la concordance qui paraît devoir nécessairement exister entre les témoignages de César et ceux de Tacite. Les deux historiens observent le même objet; Tacite a sous les yeux ou dans sa mémoire les assertions de César,