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pays en un seul mot. Voulez-vous un autre exemple frappant de ces épithètes des poètes qui sont comme des microcosmes, en voici un second qui nous est fourni par le Tasse. Lorsque Herminie, dans la Gerusalemme, montre à Aladin du haut des tours de la ville sainte les chevaliers tourangeaux, elle caractérise le pays d’où ils sont sortis par ces deux épithètes, la terra licta e molle, la terre joyeuse et molle. Je le demande à tous ceux qui ont traversé la Touraine, quelle description rendrait leurs impressions avec une aussi charmante fidélité que ces deux épithètes? mais le Tasse avait vu la Touraine, tandis que Shakspeare n’avait pas vu la Bourgogne.

Il est assez singulier de visiter une petite ville de Bourgogne pour n’y être impressionné que par des souvenirs de Florence ; c’est cependant ce qui m’est arrivé à Joigny. Pendant une de mes promenades à l’extérieur de la ville, j’avise une porte cochère qui semblait s’ouvrir sur un jardin; l’entrée était formée par une double haie d’arbustes en caisse, orangers, myrtes, grenadiers, et l’œil en plongeant apercevait toute sorte de plantes sveltes et de plates-bandes encore fleuries malgré la saison avancée. Alléché par cette vue, je me dirige vers ce lieu de délices que je prenais pour un casino ou un eldorado quelconque, comme don Quichotte prenait les hôtelleries pour des châteaux; mais j’avais à peine fait quelques pas que j’étais détrompé : ce lieu si plein de promesses était le cimetière. Ma déception fut peu cruelle, car je dois m’accuser d’un penchant très prononcé pour les cimetières, et, chaque fois que j’en ai le temps, je ne manque jamais de visiter ceux de toutes les localités où je passe, ayant remarqué qu’il n’y avait pas de lieu où l’on pût aussi bien juger du caractère d’un pays, et qui donnât mieux la mesure de la rusticité, de la délicatesse ou de la bêtise de ses habitans. Si ce critérium est exact, le cimetière de Joigny est fait pour inspirer la meilleure opinion des indigènes de cette ville, car il est soigneusement tenu, bien planté d’arbustes et de fleurs, d’un aspect riant, et en un mot le plus engageant du monde. « L’eau vous en vient vraiment à la bouche, » comme disait la maréchale de Mirepoix à propos d’une des lubies lugubres de Louis XV, un jour qu’il avait fait arrêter son carrosse pour examiner dans sa bière le cadavre d’un paysan. Je m’amusai donc à parcourir ce jardin funèbre où sont enterrés plusieurs morts connus, entre autres Timon-Cormenin, si célèbre au temps de Louis-Philippe par ses pamphlets radicaux. Pauvre M. de Cormenin ! un an ou deux avant sa mort, il était venu me demander si je voulais prendre part à ce qu’il appelait singulièrement une grande œuvre purgatoriale, entreprise qui avait pour but de faire célébrer des messes pour les âmes des morts dont les ossemens reposaient dans les catacombes de Paris, et je ne pus m’empêcher de sourire en pensant que peut-être lui aussi expie en ce