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reste plus que les statues agenouillées; de celui de Duprat, il ne reste plus que les charmans bas-reliefs. S’il existait encore parmi nous des jansénistes et des gallicans d’ancienne roche, ils pourraient, à l’instar de leur grand adversaire de Maistre, montrer par ces mutilations comment Dieu s’est servi de la main ignorante et brutale de la révolution pour accomplir ses vengeances. Voyez, pourrait dire le janséniste, la révolution a cru briser avec ce tombeau la sépulture d’un pasteur chrétien, et elle n’a brisé que la sépulture d’un ami de ces vaines œuvres humaines qu’elle invoquait si souvent et d’un partisan des vaines lumières de cette raison dont elle se réclamait. Voyez, pourrait dire à son tour le gallican, elle a voulu par cette mutilation infliger un outrage à l’église de France, et cet outrage s’est adressé en réalité à l’homme qui, par faiblesse, ambition, corruption peut-être, fit à l’antique indépendance de l’église de France avec son concordat un mal si longtemps irréparable. Ils auraient peut-être raison tous les deux; ce qui est tout à fait certain, c’est que ces monumens mutilés sont deux œuvres d’art perdues, et cela me paraît regrettable.

Perdues n’est pas tout à fait le mot, au moins pour ce qui concerne le monument de Duprat. Il nous en reste la partie certainement la plus précieuse, les bas-reliefs, qui sont encore plus curieux comme documens historiques qu’ils ne sont jolis comme travail d’art, et ils sont jolis et fins. Là nous pouvons nous rendre compte, comme si nous en étions contemporains, de ce qu’était la pompe d’un prince de l’église au sortir du moyen âge. Shakspeare, il est vrai, dans son Henry VIII, nous a détaillé toutes les parties du cortège de Wolsey; mais, comme l’occasion de voir jouer ce drame ne peut guère se rencontrer, nous sommes obligés d’avoir recours à notre imagination pour reconstruire cette pompe. Ici au contraire nous avons dans les deux bas-reliefs qui représentent les deux entrées de Duprat, à Sens comme archevêque, à Paris comme cardinal-légat, la réalité même de ce spectacle vraiment splendide. En tête marche la grande croix simple, étendard des légions du Christ, puis défile une véritable armée de massiers, de porteurs de crosses, de bâtons pastoraux, d’emblèmes de pouvoir ecclésiastique, tous séparés en groupes comme des régimens par la croix triple, symbole de la triple couronne; enfin apparaît à cheval son éminence le cardinal, gros homme, à l’obésité robuste, dont la vue m’a soudain rappelé la moqueuse épitaphe que lui fit Théodore de Bèze, hic jacet vir amplissimus, calembour latin[1] que, bien

  1. Amplissimus peut s’entendre de deux façons : il peut signifier en même temps très ample, très vaste, très corpulent, et très considérable au sens moral, très puissant.