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empire sur elle est absolu et qu’elle se transforme à notre gré, tandis que c’est nous qui comprenons mieux ses lois en nous connaissant mieux nous-mêmes, et qui les reproduisons plus fidèlement dans les nôtres. Nos pères croyaient que le soleil tournait autour de la terre ; dans les sciences morales, dans nos systèmes sociaux, nous commettons parfois une erreur analogue, et nous tenons aussi peu de compte des lois naturelles que si elles étaient faites pour nous obéir.

Que font les radicaux de toute nuance ? Ils partent d’une idée purement abstraite ou d’une observation insuffisante pour imaginer tout un système, et ils veulent refondre la nature humaine. Pourquoi pas ? l’homme a opéré tant de miracles ! Qui peut montrer les bornes de la transformation ? Personne, assurément ; mais il faut en saisir le sens, qui est de se développer selon sa nature. Pour eux, le soleil tourne toujours autour de la terre. Ils ne doutent pas que les élémens eux-mêmes ne conspirent au triomphe de leur doctrine, et quand on leur fait toucher du doigt un fait rebelle qui leur résiste, ils invoquent la toute-puissance de l’homme. Dans ce bouleversement, ils étouffent les germes mêmes du progrès ; le plus curieux, c’est qu’ils en conviennent. Dans les Principes, M. Mill a écrit un chapitre dont le titre seul est un aveu : on y parle d’un état stationnaire. Économiste, il sacrifie le progrès économique à son rêve d’égalité : l’activité humaine s’éteint, faute d’aliment ; il s’en console en lui laissant les beaux-arts et le droit de travailler par plaisir, sinon par intérêt : comme si on pouvait supprimer l’impulsion et conserver le mouvement !

Tant d’erreurs spécieuses ont ébranlé de bons esprits ; beaucoup de gens se sont sentis troublés quand on a fait appel à leur foi dans l’avenir, aux sentimens de solidarité, à l’amour du progrès, qui est la religion des peuples modernes. Ils se sont demandé s’ils n’étaient pas parmi les aveugles et parmi les abusés, si le fanatisme de leurs adversaires était un masque que la vérité prend quelquefois pour faire son entrée dans le monde. Tous les sophismes ne feront pas qu’on puisse altérer les lois éternelles de l’humanité ; quand notre génération s’userait à les défendre, elle sait du moins que ces lois auront raison tôt ou tard d’un trouble passager. Les sociétés humaines reprendront leur cours, comme un fleuve déréglé qui sort de son lit, répand la terreur dans les campagnes, et rentre bientôt dans les limites fixées par la nature : pour respecter ces bornes, le fleuve ne cesse pas d’avancer, mais il suit sa pente naturelle ; ceux qui veulent l’en détourner sont les ennemis de la civilisation.


RENE MILLET.