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et c’est précisément le point du débat. « Le territoire, dit-il, appartient en principe à tous ses habitans, » ou bien « la terre est le patrimoine naturel de l’humanité. » Si on veut dire que les hommes vivent sur la terre et paraissent nés pour la cultiver, c’est un fait, et rien de plus. Est-ce dans les ténèbres de l’histoire primitive que M. Mill a puisé ce droit primordial supérieur à celui des individus ? Il s’en défendrait bien, car l’histoire offre, tantôt par le triomphe de la force, tantôt par l’action lente du temps, l’origine de toutes les inégalités. La société a-t-elle un droit sur tous les objets que nous transformons, parce qu’un instinct nous pousse à mettre en commun nos travaux et nos espérances ? Mais il y a un autre instinct qui nous pousse à ne pas travailler du tout : ira-t-on en faire le fondement d’un droit ? Nous avons tous les instincts, et personne ne peut s’en prévaloir pour nous imposer des obligations ; au penchant d’association, on opposerait un autre penchant aussi énergique, celui de conserver le profit qu’on doit à un effort personnel. On voit bien que l’idéal est une espèce d’équilibre entre des forces qui agissent en sens contraires ; mais les faits instinctifs sont trop variés, trop insaisissables, pour qu’on puisse en les observant trouver la forme, de société qui convient à notre nature.

Il y a un jugement de la conscience que personne ne conteste, parce qu’il est inséparable de la notion de liberté, c’est celui qui établit une liaison nécessaire entre une personne et les conséquences de ses actes. Cela s’appelle la responsabilité. Les socialistes eux-mêmes ne vont pas jusqu’à nous contester le libre arbitre ; c’est sur les conséquences qu’ils font porter la discussion. Ils veulent bien que l’homme soit responsable de ses mauvaises actions, aucun d’eux ne prétend soustraire un coupable à la loi ; mais ils ne veulent pas qu’on soit responsable des bonnes, c’est-à-dire qu’on en profite. Qu’est-ce donc qu’une œuvre et qu’un travail, si ce n’est un acte durable ? L’œuvre a des qualités bonnes ou mauvaises, utiles ou funestes à nos semblables ; l’utilité ou le dommage revient à celui qui en est l’auteur. M. Mill reconnaît un rapport entre le crime et le châtiment malgré le démenti trop fréquent de la réalité ; c’en est assez pour en établir un autre entre le travailleur et le fruit de son travail. Comment peut-on imposer le devoir envers autrui sans en admettre le corrélatif, le droit ?

Quant au droit primordial de la société, il tombe du même coup. L’association a-t-elle opéré ce miracle de transporter à la communauté dès sa naissance la responsabilité et les avantages qui en résultent ? Au moins faut-il en chercher l’origine dans chacun des membres ; sans eux, quelle sorte de commerce y a-t-il entre la société et les agens naturels ? C’est le travail des particuliers qui la