Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/958

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impuissans, si on leur retirait le soutien et la protection du capital. Plus d’art, plus de progrès, plus de belles-lettres ; l’intelligence immobile se dépense à la tâche de chaque jour et néglige de fréquenter les hauteurs où elle s’ennoblissait par le commerce de l’idéal. Les économistes eux-mêmes, dans le calcul des revenus publics, n’auraient pas dû omettre des avantages nationaux que les étrangers viennent chercher à grands frais, et qu’ils paient de bon argent ; mais on rougit de s’arrêter à de pareils regrets quand il s’agit de dégrader une nation et de former un troupeau. A force de ravaler la dignité de l’homme pour augmenter son bien-être, ces philosophes ont dénaturé l’utilité publique, dont ils faisaient leur idole ; ils ressemblent à ces médecins qui, pour avoir étudié toute leur vie les maladies du corps, ne croient plus aux qualités élevées de l’âme, et réduisent toute leur science à un empirisme grossier. La société ne diffère pas de ceux qui la composent : elle a, comme eux, de hautes facultés qui s’accommodent mal des entraves ; ce qu’elle gagne en pouvoir, elle le perd en dignité et en intelligence ; elle porte elle-même le poids des chaînes qu’elle impose à ses enfans.

Pour démasquer l’imposture des faux prophètes et dissiper du même coup les illusions des esprits généreux, il faudrait mieux qu’un raisonnement : une courte expérience mettrait à nu les vices du système. On verrait la terre elle-même, dépouillée de ses agrémens par le zèle des réformateurs, porter le deuil du caprice et de la nature. Les disciples les plus fervens de la doctrine sont envahis par un abattement profond quand ils contemplent en esprit la terre transformée et enlaidie par le triomphe de l’utile. L’homme se lasserait bientôt de régner sans partage sur ce sol appauvri à force d’être riche ; il y chercherait vainement la satisfaction des instincts supérieurs qui trouvent leur aliment dans le commerce de la nature ; il perdrait le sens des lois qui la gouvernent et auxquelles il n’a point de part ; il n’y trouverait plus les germes de l’avenir, l’occasion des grandes découvertes, les sensations puissantes et nouvelles dont la variété infinie imprime à chaque homme le cachet de son originalité.

Qui le croirait ? dans le naufrage de la propriété individuelle, M. Mill a voulu sauver les beautés de la nature ; seulement l’état en devient le dispensateur et le gardien : le voilà quitte envers les instincts supérieurs. C’est le couronnement de l’œuvre et le point le plus curieux du manifeste : il paraît désirable à l’association que les parties les moins fertiles du territoire, surtout dans le voisinage des districts populeux, soient abandonnées « aux beautés sauvages de la nature ; » la communauté en jouirait tout entière ; toutes les classes y trouveraient le goût des plaisirs sains et champêtres. En même