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par les couleurs : l’écarlate passe pour exciter la fureur des taureaux ; les enfans savent très bien que le rouge au contraire a pour dames grenouilles des séductions spéciales, et que le plus petit chiffon de cette nuance, attaché à un hameçon, peut servir d’appât indéfiniment. Les animaux, comme l’a écrit M. Darwin, ont aussi leur esthétique. Les femelles des oiseaux et de plusieurs espèces de poissons se montrent certainement sensibles à la beauté de la robe de noce que prend le mâle au temps des amours. Cependant, si les animaux de ce grand groupe des vertébrés ont, à n’en pas douter, des sensations visuelles comparables aux nôtres, s’ils voient comme nous la couleur en même temps que la figure des objets, il n’est point du tout prouvé qu’il en soit de même des crustacés et des insectes, et que l’a vue de ces derniers, malgré leurs milliers d’yeux, soit aussi parfaite que la nôtre. Nous sommes probablement condamnés sur ce sujet à un doute éternel, car nous n’avons jusqu’à présent aucun moyen certain de connaître les sensations d’un autre individu, homme ou bête, que nous-mêmes. Sans doute on peut, par un langage dont tous les termes sont bien convenus et bien compris, on peut, par des essais multiples et des expériences bien combinées, arriver à une demi-certitude que le même objet affecte de la même manière la vue de deux hommes ; mais cela est tellement délicat — maintenant que l’on sait que beaucoup de gens n’ont pas la sensation juste des couleurs, au point que les compagnies de chemins de fer doivent s’assurer, avant d’engager un aiguilleur, qu’il distingue une lanterne rouge d’une verte !

Tout indique néanmoins que les vertébrés voient comme nous les couleurs ; mais il n’est nullement prouvé que les animaux articulés les voient aussi. Nous avons essayé de montrer ici même en quoi les impressions faites sur les organes de nos sens diffèrent des perceptions qu’elles provoquent dans le cerveau. Il s’agit de savoir si les impressions lumineuses se transforment dans les yeux à facettes des insectes en perceptions colorées. Il n’y aurait rien d’extraordinaire que cela n’eût point lieu. Un moment, on crut tenir la solution du problème. Un physiologiste, M. P. Bert, avait institué des expériences qui semblaient et qu’on crut décisives au début. M. Bert avait étudié une petite espèce de crustacés communs dans nos mares, les daphnies, qui nagent sans cesse par saccades ; quand on en peuple un bocal, elles se répandent de toutes parts dans l’eau uniformément. Elles ont une cinquantaine d’yeux, et recherchent la lumière. Si l’on en met un grand nombre dans un vase bien noirci où on ne laisse pénétrer le jour que par une fente étroite, on voit aussitôt les daphnies s’y porter : cela seul ne prouve rien, on connaît une foule d’animaux inférieurs, sans