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autorité paternelle, cette autorité fût-elle déléguée par les moutons eux-mêmes, au lieu d’être confiée à un berger héréditaire. L’histoire socialiste de la révolution, telle que l’ont comprise MM. Buchez et Louis Blanc, est au fond une histoire rétrograde. C’est avec la société du moyen âge sous les yeux qu’ils ont essayé de se représenter l’avenir des sociétés modernes. L’égalité par l’autorité et la fraternité par le despotisme leur ont paru l’idéal de la société. Ils n’ont nullement compris et ont partout combattu ce puissant principe du droit individuel qui est et doit être le premier ressort de nos sociétés, ce principe qui fait la grandeur des races germaniques, et qui n’a rien, quoi qu’on dise, d’incompatible avec le génie français, pourvu que les docteurs du progrès ne fassent pas flotter devant nous un faux paradis de communisme autoritaire dans lequel les douceurs du despotisme ne seraient tempérées que par celles de la démagogie.

La théorie radicale, jacobine et socialiste de M. Louis Blanc nous paraît être le point le plus aigu et le plus extrême qu’ait atteint la philosophie de la révolution. La foi révolutionnaire a toujours marché jusque-là en s’exaltant davantage. À l’opposition absolue et radicale de l’école aristocratique et théocratique succède bientôt la théorie constitutionnelle qui accepte la déclaration des droits et la séance du Jeu de Paume, puis la théorie libérale, qui admet politiquement les principes constitutionnels, mais qui en même temps accepte historiquement le comité de salut public comme libérateur de la patrie. Vient enfin l’école démocratique, qui réclame entièrement l’héritage de Robespierre et de ses théories, et le considère comme l’incarnation de l’idée révolutionnaire. Que si quelque théoricien est allé plus loin, nous ne nous croyons pas obligé de lui faire uns place dans ces études ; l’hébertisme et le maratisme sont des doctrines qui nous paraissent au-dessous de la philosophie et de l’histoire. Le moment où la philosophie de la révolution atteint son maximum d’acuité est aussi le moment où elle va rétrograder, et d’examen en examen, de critique en critique, de réserve en réserve, revenir par degrés jusqu’à une sorte de rétractation, sans oser toutefois aller jusqu’à la contre-révolution : c’est là un état d’esprit négatif et dissolvant, également funeste pour toutes les causes, et auquel il est impossible de s’arrêter. Dans un prochain travail, nous essaierons de raconter et d’apprécier cette nouvelle phase de la philosophie révolutionnaire.


Paul Janet.