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un enseignement superficiel ; dans l’atelier, les puérilités du compagnonnage, et cette routine qui dans les métiers manuels résume toute l’instruction élémentaire. Se fera-t-il maître à son tour pour amender, corriger tout cela ? Non, il est né ouvrier et restera ouvrier ; il a, dit-il, un grand exemple à donner au monde dans la sphère où il agira. C’est avec ce pressentiment qu’à l’âge de onze ans, tout timide et frêle qu’il fût, il commençait à travailler le fer dans l’atelier de son père ou à prendre part avec le reste des siens aux travaux de la campagne. Voilà une vocation précoce, et rien n’y manque, pas plus la mise en scène qu’un certain arrangement pour l’effet. On peut seulement douter qu’après s’être interrogé d’une si singulière façon un enfant ait tiré cet horoscope sur lui-même.

Ce ne sont là que des bouffées d’orgueil ; dans son livre, M. Godin en a beaucoup de semblables. Il a en outre une prétention, celle-là presque intolérable, c’est d’avoir une doctrine, une métaphysique à lui, où il entasse les plus grands mots que le vocabulaire puisse fournir en les corroborant par de formidables majuscules ; son volume en est hérissé. Non-seulement ces grands mots ont le tort de n’avoir pas de sens, mais ils tiennent trop de place. Quatre cents pages de métaphysique, ce serait déjà beaucoup pour un savant ; de la part d’un ouvrier, même d’un ouvrier devenu patron, c’est une véritable infirmité. L’imputation n’est pas d’ailleurs personnelle, elle s’adresse plutôt au genre qu’à l’homme. Voici bientôt trente ans que la littérature et la philosophie des ouvriers nous sont familières. Nous en avons eu, Dieu merci, assez d’échantillons. Qui en connaît un, de ces échantillons, les connaît tous. Par où pèchent-ils ? Par on ne saurait dire quoi de forcé et d’artificiel : point d’originalité ni de naturel, et en fait d’emprunts un goût très vif pour les plus mauvais modèles. S’il y a quelque part une opinion outrée, un mot excessif, de la boursouflure, de l’emphase, du clinquant, les ouvriers qui tiennent une plume se l’approprieront ; ce dont ils se défendent le plus, c’est d’être eux-mêmes et de dire simplement ce qui leur vient tout d’abord à l’esprit. Ils croiraient manquer leur but, s’ils n’y employaient la recherche et l’effort. C’est dans ce travers qu’est tombé M. Godin. Il a voulu embrasser trop de choses et les prendre de trop haut. Aussi nous fait-il assister dans les trois premières parties de son volume à un amalgame sans nom de mots et d’idées qui ne parviennent ni à se combiner ni à se dégager. Il y est littéralement question de tout : de l’association et de la démocratie, du saint-simonisme et du fouriérisme, de l’humanité et de la loi de vie, enfin de l’infini, où nous ne le suivrons pas.

Mieux vaut le suivre sur cette terre, où il reprend son aplomb et fait de la meilleure besogne. On l’a surpris dans ses rêves d’enfant ;