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sauf-conduit. — Ce ne sera pas le premier, a-t-il dit en riant ; ces messieurs de la commune sont gens habiles et de grande précaution. — A propos, a-t-il ajouté au moment de sortir, tu sais la nouvelle ? La colonne Vendôme vient de tomber ! — Il se frottait les mains comme un homme qui a bien rempli sa journée. — O sinistres marionnettes ! ô Parisiens ! peuple de Vandales et de fous !

Montmorency, 22 mai.

Une nouvelle foudroyante se répand parmi. nous : l’armée française, dit-on, est entrée hier soir à Paris. Personne ne veut le croire. On s’interroge, on doute, on raconte des faits contradictoires ; d’où vient la nouvelle ? qui l’a transmise ? Personne ne le sait, et cependant le bruit court et se propage dans nos lignes.

On discute la vraisemblance d’une si étonnante victoire, des paris s’engagent. On se passionne, on se rassure : le drapeau rouge flotte toujours sur les buttes Montmartre ; nulle apparence de combat sur ces hauteurs. Le jour tombe peu à peu, l’impatience de savoir grandit avec la nuit ; le bruit de l’entrée à Paris prend de la consistance ; rien de précis encore. On ne se lasse pas de regarder, les yeux restent rivés sur le grand sphinx de pierre ; on aperçoit sur différens points de la capitale des colonnes de fumée qui s’élèvent et forment d’immenses cônes renversés dont les vastes bases s’élargissent et se rejoignent ; un voile opaque et noir s’étend sur Paris. Tout à coup des lueurs jaillissent de ces sombres nuages ; le ciel s’enflamme et rougit… Paris brûle ! Paris est en feu ! Un cri d’horreur involontaire s’échappe d’abord de nos lèvres ; puis une âpre curiosité nous retient, une sorte de plaisir sauvage, une haine farouche enfin assouvie, la joie féroce de l’arène et du cirque… Nous restons oppressés, haletans, devant le gigantesque bûcher où se consume la capitale du vieux monde. Quelques-uns parmi nous applaudissent à la flamme qui dévoie, d’autres prennent leurs verres et boivent à la ruine de Paris, à la gloire de l’Allemagne. Le ciel ressemble à une immense fournaise ; c’est un spectacle d’une épouvante horrible, et le silence de la nuit le rend plus sinistre encore. A la distance où nous sommes, aucun bruit n’arrive, ni les cris, ni les pleurs, ni les prières qui s’élèvent du brasier vers le ciel. Que se passe-t-il dans cet enfer ? La pensée de Fidelis me torture, il faut que je sache s’il reste encore un être vivant dans ces ruines.

Paris, 24 mai.

J’ai pu pénétrer dans la ville, mais les renseignemens que j’ai recueillis jusqu’à cette heure sont confus et vagues. Aucune nouvelle de Fidelis ni de Magelonne ! On dit que l’armée de Versailles occupe toute la rive gauche ; d’autres assurent qu’elle tient aussi une partie de la rive droite ; le bruit de la fusillade est incessant.