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et se disputent le pouvoir. Les chefs se haïssent, se jalousent, se redoutent ; ils se dénoncent entre eux et s’arrachent des lambeaux de popularité dont ils se drapent aux yeux de la foule atterrée ou idiote. Le plus audacieux commande jusqu’à ce qu’un autre, plus rusé ou plus infâme, le précipite du pouvoir au cachot des victimes… On élève des barricades dans les rues, des camps retranchés dans les places ; on mine les égouts, les maisons : c’est une prise de Saragosse qu’on prépare à l’armée de Versailles. Les menaces, les injures, les dénonciations, l’appel à la haine, au pillage et au meurtre, remplissent les journaux et les proclamations de ceux qui tiennent Paris à la gorge ; cette patrie de l’esprit et de la grâce est devenue un repaire de brigands… Elle me ferait horreur, si je n’étais attiré dans ses murs par le désir de voir Fidelis. Son mari a quitté les finances et passé à la guerre ; il est général, chargé de défendre les abords de Paris du côté de Neuilly. Ne t’imagine pas que Mme Magelonne ait songé un instant à l’abandonner dans cette fonction périlleuse ; elle s’est transportée à Courbevoie, où se trouve le quartier-général de son mari. Elle monte à cheval, porte des vêtemens d’amazone avec écharpe et cocarde rouges ; elle joue à l’héroïne. Au fond, c’est la même mobilité enfantine, avide d’émotions, de plaisirs et de parures. On s’amuse beaucoup au quartier-général ; on y soupe, on y danse, — on y fusille au besoin, car Magelonne est inflexible sur la discipline. Sa dureté implacable, jointe à un air d’austère fanatisme, exerce un véritable prestige autour de lui. Ses hommes le redoutent et l’admirent ; il semble qu’une sorte de logique instinctive leur persuade que celui qui verse le sang avec une telle résolution n’hésiterait pas à sacrifier le sien.

J’ai peu de confiance dans la valeur de ces chefs qui parlent toujours de vaincre ou de mourir, et qui ne paraissent jamais au feu ; je ne crois pas davantage à ce patriotisme qui annonce déjà la revanche, pousse à la haine nationale, et qui en tête-à-tête me serre les mains et m’emprunte de l’argent. Ce Magelonne m’inspire une aversion insurmontable. Tu comprends que mes seules ressources ne suffiraient pas à satisfaire son avidité ; heureusement Fritz trouve son intérêt à ce que je sois bien avec ces gens, il me donne sans compter. Les ordres du jour de Magelonne sont des chefs-d’œuvre d’imposture, de forfanterie et d’impudence. Il est du reste égalé, sinon surpassé par tous les autres chefs de la commune. Chacunment avec une effronterie qui n’a d’égale que leur convoitise et leur férocité.

HERMANN À BALTHAZAR.

16 mai.

Il y avait hier joyeux souper chez le général Magelonne ; les dames, galamment parées, concouraient à la joie du festin. J’étais