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craignons qu’on n’ait encore trop de ménagemens… On s’est décidé si tard à user de rigueur. Il est temps que le roi écoute enfin les gémissemens de ses fidèles sujets ; l’Allemagne est lasse de souffrir.

HERMANN A DOROTHÉE.

Garches, 21 janvier.

Encore une bataille entre Garches et Montretout, la dernière sans doute. Cette bataille pèsera sur mon souvenir plus lourdement que toutes les autres… Que ne puis-je retourner en arrière, plonger dans le gouffre du passé, en arracher l’heure à peine engloutie, faire revivre ce qui n’est plus ! Hélas ! comme Macbeth voyait sur sa main le sang de l’hôte assassiné, ainsi je vois la tache rouge sous mes pas. Ah ! Dorothée, il est dur de laisser périr celui qui vous a sauvé la vie, et de ne pouvoir crier : — Ne va pas là, malheureux, c’est un piège ! — J’ai vu en ce jour maudit le capitaine Maurice d’Étreval courir à la mort, et je n’ai pu l’arrêter. La nuit tombait ; j’avais été détaché en vedette avec Pierre Auffrich et le sergent Jacob ; nous regagnions nos lignes quand un groupe de cavaliers déboucha brusquement tout près de nous.

— Le corps du général de Bellemare ? demanda l’officier, qui dans l’ombre nous prit pour des amis.

— A droite, répondit hardiment Jacob.

Le capitaine hésita. — Êtes-vous sûr ? dit-il en se tournant vers moi, comme pour me prendre à témoin.

J’avais frémi au son de sa voix, je l’avais reconnu ; je ne pus supporter son regard, et, tremblant, atterré, je laissai tomber ma tête sur ma poitrine ; il prit ce geste pour un assentiment, car, sans attendre, il s’élança à toute bride dans la direction indiquée ; l’escorte s’ébranla sous ses pas, et la terre retentit sous le galop des chevaux.

— En voilà un dont les dépêches n’arriveront pas à destination, s’écria Jacob en riant. Maintenant il faut déguerpir, nous autres, et lestement.

Je ne pouvais me soutenir. Pourquoi la fatalité avait-elle jeté sur ma voie celui-là seul que j’aurais voulu épargner ? Pourquoi la rude, la cruelle, l’implacable. discipline avait-elle fermé mes lèvres ? J’avais craint de perdre mes deux compagnons, et maintenant j’avais le cœur déchiré de remords ; l’oreille tendue, la respiration haletante, j’écoutais le galop des chevaux qui s’enfonçaient dans le chemin creux, et dont le bruit allait en s’affaiblissant.

Une soudaine décharge de mousqueterie me fit dresser les cheveux sur la tête. Je roulai à terre comme foudroyé. La fusillade continuait sur la droite ; je pouvais distinguer les feux nourris de nos fusils Dreyse, et les répliques de plus en plus faibles des