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Je pâlis à cette question précise, mais mon sang-froid ne m’abandonna pas.

— Capitaine, m’écriai-je avec le ton d’une dignité triste, vous êtes Français et vous demandez le nom d’une femme ! Que vous importe ? Je ne songe point à sauver ma vie ; un soldat est toujours prêt à en faire le sacrifice.

Je me croisai les bras et m’enfonçai dans le coin de la voiture avec l’apparence résolue et calme d’un homme qui vient de faire son testament, qui se trouve en règle avec Dieu et le monde. J’étais loin d’être tranquille pourtant au fond du cœur ; je calculais que la voiture roulait rapidement, et que chaque minute en s’envolant m’arrachait une chance de vie.

Mon compagnon semblait soucieux et me regardait à la dérobée, je crus sentir que son observation m’était favorable. — Vous avez d’honnêtes figures en Allemagne, dit-il en souriant, ce qui fait qu’on se trompe souvent sur votre compte. Nous nous sommes, en effet lourdement mépris en France, et vous avez dû bien rire de notre naïveté. Moi, je n’en rougis pas, car je ne déteste pas les dupes !

J’étais résolu à tenter quelque effort pour me sauver. — J’ai une mère là-bas et un vieux père, lui dis-je ; aurez-vous la générosité, monsieur, quand cette triste guerre sera finie, d’écrire aux deux pauvres vieillards ? Vous leur direz que leur fils unique est mort victime d’une funeste méprise, et vous les consolerez, s’il se peut.

— Je leur écrirai ; n’avez-vous rien de plus à me demander ? Cette jeune femme,… votre amie…

— Qu’elle ignore tout ! m’écriai-je. Je la quittais tout à l’heure si heureuse, si confiante ! Qu’elle ne sache jamais ce que m’a coûté la joie de la revoir, et que le ciel épargne à celle que vous aimez l’horreur d’une pareille séparation !

Le capitaine était attendri. — Je voudrais pouvoir vous sauver, reprit-il d’une voix altérée ; malheureusement c’est impossible ! J’ai répondu de vous sur ma tête, et le garde national qui est là ne serait point homme à me faire crédit.

Il baissa la glace, et mit la tête à la portière pour cacher son trouble sans doute ; il continua de regarder ainsi au dehors avec tant d’attention et de persistance qu’à la fin j’en ressentis un battement de cœur. Nous arrivions justement à un carrefour où, le lourd défilé de quelques fourgons d’artillerie embarrassant la voie, le cocher dut ralentir l’allure de ses chevaux. Le capitaine, se penchant alors tout à fait en dehors, se mit à l’interpeller vivement, et engagea une discussion sur la direction qu’il avait prise. Je profitai de l’incident, j’ouvris lestement la portière du côté opposé et mis un pied sur le trottoir ; cela se fit d’autant plus facilement que le bruit retentissant des fourgons empêchait de rien entendre. Je n’hésitai