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industrie à exploiter, vous voyez venir l’Allemand famélique avec sa longue et docte compagne. Il s’acclimate, s’installe, s’incruste dans le sol ; il devient l’hôte du logis, l’ami de la maison et bientôt le propriétaire du lieu. Je vous le dis en vérité, l’Allemand aura bientôt infesté l’univers de sa ponte démesurée… — Horrible ! horrible ! dis-je à demi-voix à Fritz ; ces Français ne respectent rien.

J’avais à peine prononcé ces mots, échappés à mon indignation, que je sentis un mouvement autour de moi ; il se fit un de ces frémissemens précurseurs de l’orage. En un instant je fus saisi, lancé à droite et à gauche. Au milieu de ce désordre, de cette inexprimable confusion, j’entendis une voix claire et stridente comme la trompette de l’archange qui criait : — A bas l’espion ! mort à l’espion ! — Mes yeux se tournèrent vers le point d’où partait la voix accusatrice ; . ils s’arrêtèrent sur une femme debout sur l’un des bancs faisant estrade le long du mur. Elle semblait ainsi d’une taille gigantesque ; son visage, que je vois toujours, avait cette pâleur spectrale de la porcelaine que donnent certains fards, des masses épaisses de cheveux d’un rouge sombre inondaient sa tête et ses épaules de leurs boucles et de leurs torsades. Son bras étendu me désignait par un geste implacable. D’un coup d’œil éperdu, je cherchai Fritz autour de moi ; il avait disparu. Je regardais la femme qui m’avait dénoncé comme si ses yeux attiraient les miens par une fascination magnétique. Dans ma mortelle angoisse, je trouvai le temps encore de la voir, de détailler son visage ; elle me parut belle : telles devaient apparaître dans les forêts de la Gaule les farouches prêtresses de Teutatès ou les filles des druides.

Cependant la foule était si compacte que j’étais en quelque sorte porté par le flot ; je ne sais quel choc imprévu me fit trébucher, je tombai sous les pieds de la multitude presque étouffé, écrasé à demi. Je perdis un instant connaissance. On me releva tout ensanglanté, car je m’étais ouvert le front en tombant, et, la fureur de la foule s’irritant par la vue du sang, les brutalités augmentèrent ; je crus ma dernière heure venue. Dorothée, mon âme déjà t’adressait le suprême adieu, quand une voix se fit entendra. — Ne le maltraitez pas, disait-elle avec ce timbre clair et métallique que je reconnus aussitôt ; qu’on le fusille, s’il le mérite, mais ne lui faites pas de mal. — Ce cri de pitié, cette voix qui seule parlait pour moi dans cette détresse affreuse, ébranlèrent tellement mes nerfs que je sentis ; les larmes monter à mes yeux : peu s’en fallut que je n’éclatasse en sanglots.

Je fus arraché à cet attendrissement par l’arrivée d’un personnage qui allait jouer un rôle décisif dans la fin de cette aventure C’était un officier que le bruit et l’agitation populaire avaient attiré là ; il donna l’ordre que je lui fusse amené. Malgré mon trouble, je