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Champs-Elysées, je rougissais de notre pauvre allée des Tilleuls, qui me paraissait si belle autrefois. Et Tempelhof, et Lustgarten, et la place de Potsdam, et tout ce qui me semblait à Berlin le dernier mot de la magnificence et de l’art, Paris n’en voudrait pas pour ses faubourgs… Voilà la vérité. J’étais littéralement outré de cette ostentation, de cette insolence dans le luxe. C’est sa richesse exagérée qui donne à ce peuple tant de vanité et de suffisance. Que lui resterait-il de son orgueil, si tous ces monumens somptueux, ces trésors de l’art allaient être anéantis ? Qui sait ce qui peut arriver ? La guerre a des nécessités terribles.

— Détruire Paris, répondit Fritz, à qui j’exprimais ces sentimens en toute liberté, ce serait nous vouer, ce serait vouer l’Allemagne entière à un opprobre immortel… Non, non, ce n’est point ainsi qu’il faut s’y prendre.

Je vis qu’il avait une idée. Comme je le pressais : — Chut ! dit-il, on ne nous aime guère ici, et l’on n’est pas tendre pour ceux que l’on soupçonne d’espionnage. Veille donc sur toi, ne gesticule pas avec cet air frénétique, veille surtout sur ta langue et ton diable d’accent. Je te préviens que, si tu te fais prendre, je t’abandonne… La Prusse avant tout ! Nous longions le quai de la Seine, presque en face du jardin des Tuileries, sur la rive gauche, lorsque Fritz se détourna tout à coup en se penchant sur le parapet au moment où passait près de nous une femme vêtue de noir, dont la taille svelte et la démarche légère révélaient la jeunesse. — Tu connais cette dame ? lui dis-je. — Oui, c’est la très jeune veuve d’un financier fort riche et la cousine très aimée d’un diplomate fort pauvre. — Tout va bien alors ! — Pas si bien, car la fortune du financier doit, par clause spéciale, s’envoler tout entière le jour des secondes noces… Je te laisse à penser si la famille de la dame fait bonne garde autour de ses millions.

— Pourquoi t’es-tu détourné ? Tu craignais d’être reconnu.

— Justement ; elle a dû me voir plus d’une fois auprès de son cousin, chez qui j’ai rempli des fonctions aussi intimes qu’instructives, aussi humbles qu’intéressantes, du temps qu’il était attaché à l’ambassade de France à Vienne… Où peut-elle aller à cette heure, si bien enveloppée dans ses voiles et de ce pas rapide ?

Elle avait passé le Pont-Royal, puis, inclinant à gauche, elle se dirigea sans hésiter vers le jardin réservé des Tuileries, dont la grille était ouverte. — Ou je me trompe fort, ou la belle est attendue, dit Fritz en riant.

Il finissait à peine quand un grand jeune homme vêtu de l’uniforme de l’état-major de la garde nationale s’avança vers elle et lui