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de bonheur encore, mais avec plus d’audace. Il eût été prudent, et nous ajouterons respectueux, de ne pas l’amener jusque-là. Qu’est-ce en effet que Fantasio ? Une entité charmante, un songe de poète éveillé, un pile ou face de situations et d’idées qui, jetées en l’air, retombent avec des hasards étincelans et des sonorités mélodieuses. Le rêveur y chevauche l’invraisemblable et s’y aide de l’impossible. La logique, — la seule vérité au théâtre, — y est battue à plate couture par l’esprit, un esprit endiablé, comme le Commissaire par le bâton de Polichinelle. Faut-il rappeler ce qui est dans toutes les mémoires ? La scène se passe en Allemagne, — un pays où de longtemps, je le crains bien, la fantaisie n’élira plus domicile ; Elsbeth, la fille du roi de Bavière, doit épouser un prince d’Italie, — encore un pays d’où la fée s’est envolée. Fantasio, dans un accès d’ivresse et pour fuir ses créanciers, prend la place du bouffon du roi, Saint-Jean, qui vient de mourir. A l’aide de son costume, il s’introduit dans le palais et par une farce d’écolier fait rompre le mariage, sur quoi on l’emprisonne. Elsbeth, sachant que le prince se cache à la cour sous un déguisement, croit le deviner dans le fou improvisé. Elle va le voir dans son cachot, le trouve endormi et démasqué, découvre la vérité et lui donne la clé des champs, voilà tout. Sur ce canevas clair et indolent, que d’ornemens accumulés ! On dirait, — et c’est plus une comparaison qu’une métaphore, — on dirait un de ces tissus frêles que l’Orient excelle à couvrir d’arabesques fines, de chimères d’or opaque et de fleurs aux tons violens, car, si le fond est ténu, la broderie est solide et parfois même un peu lourde pour lui. Aphorismes amers, passes d’esprit précieuses, bouffonneries énormes, il y a de tout dans ce petit cadre, jusqu’à un tableau de genre, « le coup de l’étrier, » un chef-d’œuvre en six coups de pinceau, en six lignes. Au rebours de la sérénade célèbre de Namouna, ici la chanson sautille et poursuit de ses trilles railleurs un accompagnement « piteux et mélancolique. » Tout le long du poème, le rire va et vient, court et se pose en frissonnant sur les tristesses humaines comme la libellule sur l’eau profonde. Fantasio est de la grande famille des désespérés ; une famille déjà vieille et même déjà vieillie. Hamlet adolescent, Hamlet à Heidelberg, ne désavouerait ni ses joyeusetés lugubres, ni ses espiègleries philosophiques, et il n’y faut pas regarder longtemps pour entrevoir sous le masque du bourgeois de Munich le maigre profil de Rolla. En somme, c’est une comédie à lire dans un fauteuil, bien à l’aise, le corps inerte, la raison assoupie, laissant l’imagination pourchasser le caprice dans ces limbes idéales et vagues où les choses ne sont plus que par le désir qu’on a qu’elles soient.

Pourquoi donc réaliser ce rêve, habiller de chair et d’oripeaux ces abstractions charmantes, enfermer le papillon dans des murs de carton peint et l’exposer à la rampe ? Il s’y est brûlé, cela devait être ; mais quelle aberration plus étrange encore de traiter par l’opéra-comique cette