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que le bât les blesse. La vue d’une pièce de monnaie est chose rare pour eux. On les paie en bons contre lesquels le bureau de la dîme (tithing-office) leur fournit du blé, de la farine, du bois et les autres nécessités de la vie, à leur choix, ou bien ils reçoivent des billets du Lac-Salé (Salt-Lake notes) qui n’ont cours que dans les limites du territoire. Par ces moyens, Brigham Young retient son troupeau au bercail. Sans argent, on ne peut s’échapper ; ceux qui tentent de sortir de l’église sont traités comme des pestiférés et perdent leur bien. On a beaucoup parlé de la vie heureuse et paisible que mènent les mormons chez eux, et ils aiment à répéter que les rues de la cité sainte n’offrent pas les spectacles répugnans que l’on rencontre ailleurs. Pour apprécier cette assertion, il faut savoir que les rues ne sont point éclairées la nuit, et qu’on ne va pas voir ce qui s’y passe. Une remarque intéressante qu’a faite M. Rae, c’est que la beauté des femmes, si générale dans toute l’Union, forme chez les mormons l’exception.

La vallée du Lac-Salé semble prédestinée par la nature à être un paradis terrestre. Le climat est tempéré et salubre, le sol fertile, les montagnes voisines sont riches en métaux, les rivières sont poissonneuses. Si cette terre bénie du ciel appartenait à un peuple vraiment libre, elle deviendrait un des joyaux de l’Union. Les mormons n’ont pas su profiter des ressources qu’ils ont à leur disposition, ou bien ils ont négligé de les développer. Le jugement que M. Rae formule sur eux est bien moins optimiste que celui de quelques autres voyageurs qui ont récemment visité la vallée des saints. « J’ai trouvé les mormons pris en masse, dit-il, très arriérés et très ignorans, si on les compare aux autres habitans du continent américain. »

Depuis que les « gentils » se sentent sous la protection du camp Douglas, ils ont appelé dans la cité du Lac-Salé une mission de l’église épiscopale américaine, qui travaille à convertir les mormons ; mais la plupart de ceux qui abandonnent la « doctrine du dernier jour » ne croient plus alors à rien. On permet à tous les missionnaires de prêcher dans le tabernacle ; les saints les écoutent et s’en amusent. Un jour, un pasteur de l’église anglicane y était monté en chaire dans sa robe et avec sa toque d’oxfordien ; lorsqu’il eut fini, le président Brigham Young s’enveloppa d’une nappe blanche et se mit à persifler le prédicateur à la grande joie de ses ouailles. Un de ces missionnaires, le révérend M. Foote, a fondé une école qui a déjà plus de deux cents élèves, parmi lesquels plusieurs enfans de mormons qui bravent la colère des chefs. De leur côté, les mormons se sont décidés à créer une école pour les hautes études, « l’université de Deseret, » où les cours sont de trois espèces : cours littéraire, scientifiques et commerciaux. Ce sont ces derniers qui sont généralement préférés ; les élèves y sont initiés à tout ce qui concerne le négoce, ils en apprennent à la fois la théorie et la pratique.