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de la révolution française une théorie analogue : Saint-Martin, le philosophe, le hardi et candide mystique ; Joseph de Maistre, l’auteur du Pape, l’éloquent et intrépide théocrate ; l’un passablement hérétique, mais plus préoccupé du ciel que de la terre, l’autre plus orthodoxe, mais beaucoup plus attentif aux intérêts de la terre qu’à ceux du ciel ; l’un plutôt ami, l’autre adversaire déclaré de la révolution. Tous deux lui prêtent un sens religieux ; seulement l’un croit qu’elle va réaliser l’idéal mystique qui est dans son âme et qu’elle doit aboutir à une forme nouvelle de religion, l’autre la croit appelée au contraire à se terminer par la restauration de tout ce qu’elle a détruit.

C’est dans une Lettre à un ami[1] que Saint-Martin a exprimé ses vues sur la révolution et a ouvert la voie à M. de Maistre. Saint-Martin est un des premiers qui aient signalé dans la révolution non-seulement un grand événement de l’histoire de France, mais encore un événement de l’histoire de l’humanité. « C’est, dit-il, la révolution du genre humain. » Il y voit « la Providence s’y manifester à tous les pas. » Quelle est donc la signification de cet événement providentiel ? C’est une grande expiation, c’est « une image abrégée du jugement dernier. » C’est une figure dans laquelle est représenté d’une manière successive tout ce qui, dans cette crise finale et suprême, se réalisera instantanément. La France a été « visitée » la première, et très sévèrement, parce que c’est elle qui a été la plus coupable ; les autres nations à leur tour ne seront pas plus épargnées qu’elle.

La révolution française est donc, pour Saint-Martin aussi, bien que pour Joseph de Maistre, une expiation ; toutefois la pensée de l’un se distingue de celle de l’autre. Pour le premier, cette grande expiation est beaucoup moins le châtiment de la philosophie impie du XVIIIe siècle[2] que de l’idolâtrie chrétienne représentée par le sacerdoce catholique. Il fait remarquer que la révolution a frappé plus durement le clergé que la noblesse. La noblesse est sans doute pour lui « une excroissance monstrueuse ; » mais elle n’avait plus beaucoup à perdre dans la révolution, la royauté et ses ministres l’ayant depuis longtemps abaissée. Les prêtres au contraire étaient encore « dans la jouissance de tous leurs droits factices et de leurs usurpations temporelles ; » on ne peut se refuser à les regarder « comme les plus coupables et même comme les seuls auteurs de tous les torts et de tous les crimes des autres ordres. » C’est le

  1. Lettre à un ami sur la révolution française, Paris, l’an III, sans nom d’auteur. Je dois la communication de cet opuscule rare et curieux à mon ami M. Caro, dont on connaît l’intéressant écrit sur la Vie et la Doctrine de Saint-Martin, Paris 1852.
  2. Il considère Jean-Jacques comme « un envoyé, » comme « un prophète. »