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dispute ; ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Après la victoire, la parole poursuit son œuvre. Elle tremble que les nobles instincts du peuple allemand et ses inclinations libérales ne l’emportent sur des haines et des passions factices dont on se sert pour l’asservir ; elle veille pieusement sur ces haines comme la vestale veillait sur le feu sacré, et ses insultes justifient d’avance tout ce que l’on pourrait entreprendre contre le vaincu. Les nations d’ordinaire sont ce qu’on les fait. Donnez-leur un maître dont le perspicace génie devine nettement tout ce qu’il peut oser et qui ne connaisse ni la crainte, ni le scrupule. Il traîne malgré eux ses peuples à la gloire. On parlait de le lapider ; après l’événement, on se prosterne, et désormais l’insolence, cette divinité méconnue, a ses autels et ses adorateurs ; les insolens au petit pied pullulent, laquais qui singent le maître. Les honnêtes plumes elles-mêmes ont peine à se défendre de cette contagion, et les folliculaires s’évertuent. C’est la destinée des lions blessés et meurtris de mettre tous les roquets en fête.

M. Strauss, qui est une intelligence et un caractère, n’a rien de commun, avec ces gens-la ; nous regrettons qu’il se soit abaissé à parler comme eux. Il avait pourtant de meilleurs exemples à suivre. Il est des Allemands, aussi patriotes que lui, qui, ont su résister à cette grossière ivresse, qui ont honoré leur pays par la modération de leur langage, par la dignité de leur attitude ; ils ont su observer l’équité dans le triomphe et ne pas manquer au respect qui est dû au malheur. Pourquoi faut-il que M. Strauss n’ait pas su trouver en de telles conjonctures un seul accent d’humanité et de généreuse justice ? Il a, lui aussi, outragé le malheur, en quoi l’on reconnaît le théologien qui n’est pas philosophe.

On ne saurait aimer trop son pays, et la philosophie approuve le patriotisme, comme elle respecte la vraie religion ; mais elle fait la guerre à toutes les bigoteries. Un grand écrivain allemand, Lessing, un des esprits les plus libres qui furent jamais, et qui a plus fait que personne pour la grandeur de sa patrie, écrivait un jour : « A Dieu ne plaise que je connaisse jamais ce patriotisme étroit qui m’empêcherait d’être un citoyen du monde ! » Ce n’est pas un citoyen du monde qui a écrit les deux lettres dont nous parlons, c’est un dévot. M. Strauss a reproché plus d’une fois à la dévotion des autres de rétrécir leur esprit et de troubler à ce point leur jugement qu’ils deviennent incapables de rien examiner, et que c’en est fait de leur sens critique. Sa dévotion produit les mêmes effets. Dès qu’il s’agit de l’Allemagne, de sa gloire et de sa grandeur, il écrit l’histoire comme le premier hagiographe venu. La France est coupable de tous les forfaits, elle a toujours convoité le bien d’autrui ;