Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/551

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV

Ce n’est pas la même chose d’être un théologien libre et un libre penseur ou d’être un esprit libre, et l’on peut avoir étudié la philosophie sans s’être laissé affranchir par elle. Les Grecs disaient que beaucoup de gens célèbrent les fêtes de Bacchus, mais qu’il y a peu d’inspirés. M. Strauss a fêté le dieu, il porte volontiers à la main la férule sacrée des Dionysiaques, mais l’esprit du dieu n’est point en lui.

Quiconque a pu s’imaginer que l’auteur de la Vie de Jésus était un philosophe se convaincra du contraire en lisant son dernier écrit, ces deux lettres trop fameuses que lui inspirèrent en 1870 les premières victoires des armées allemandes. La philosophie n’est qu’un vain nom, ou elle délivre l’esprit des passions vulgaires, car elle hait le vulgaire et ses pensers profanes. M. Strauss s’est fait peuple dans le mauvais sens du mot. Il a toujours aimé à citer l’Évangile ; il nous dit dans sa préface : « En un temps de si grandes actions, la parole fait plus pauvre figure que jamais. Nous devons le sentir, nous les hommes de la parole ; mais nous ne devons pas oublier ce qui est écrit : au commencement était la parole. » Curieux mélange d’humilité et de juste orgueil ! La parole s’incline jusqu’à terre devant l’épée, elle lui confesse son néant ; puis, se redressant à demi, elle lui représente que pourtant elle ne lui a pas été inutile, qu’elle avait tout préparé. Elle a raison, et l’épée aurait mauvaise grâce à n’en pas convenir.

Oui, la parole était au commencement, et on n’a eu garde de lui imposer silence. M. de Bismarck a déclaré un jour que les professeurs étaient le fléau de l’Allemagne ; mais il s’entend à employer les fléaux. Il sait que la vieille politique absolutiste qui est la sienne ne saurait réussir au XIXe siècle sans le concours de l’opinion publique, et il a dit aux professeurs : Ne vous gênez pas, faites-nous un peu d’opinion publique. Ils se sont appliqués, professeurs et théologiens, aussi bien que journalistes et poètes, à démontrer à l’Allemagne que la liberté est un intérêt secondaire, que la première chose est d’être grand et fort, et qu’une conquête est un bien plus positif qu’une constitution. L’Allemagne n’avait pas réussi en 1848 à conquérir son unité par la liberté ; on lui a persuadé de changer de méthode. Dès 1848, la parole disait à une réunion d’électeurs de Ludwigsburg, non sans citer l’Evangile : « Recherchez d’abord le royaume des cieux, c’est-à-dire l’unité, et tout vous sera donné par-dessus. » Pascal l’avait déjà dit : — « La justice est sujette à disputes, la force est très reconnaissable et sans