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irrévocable ? Non, car une telle immutabilité est contraire à la destination de l’humanité. Cette destination, selon Fichte, est la « culture, » c’est-à-dire l’exercice de toutes nos facultés en vue de la liberté absolue, de l’absolue indépendance à l’égard de tout ce qui n’est pas nous-mêmes, de tout ce qui n’est pas notre « moi pur » et absolu. En termes plus simples, l’homme est ici-bas pour se développer et pour subordonner les objets de la nature sensible à ses facultés morales. Il a donc le droit d’écarter progressivement les entraves qui s’opposent à son développement intérieur, il a le droit de modifier toutes les institutions politiques qui n’ont pas pour but le développement de sa liberté ; or il n’en est aucune qui ne soit plus ou moins pour lui un obstacle, nulle institution n’est donc immuable. Celles qui sont mauvaises et vont contre le but de tout ordre politique doivent être changées ; les bonnes au contraire se changent d’elles-mêmes. « Les premières sont un feu de paille pourrie qu’il faut éteindre, les secondes une lampe qui se consume à mesure qu’elle éclaire. »

Fichte porte si loin le principe du contrat social, qu’il admet que tout homme a le droit de se soustraire à la société civile dont il fait partie : il reconnaît le même droit à une réunion d’hommes quelconque, et n’est nullement effrayé de ce que l’on appelle un état dans l’état ; en un mot, il reconnaît le droit de sécession dans son sens le plus extrême. Si ce droit appartient au plus petit nombre, à plus forte raison au plus grand nombre, à plus forte raison à tous : c’est ainsi que du droit de sécession il passe au droit de révolution.

En se plaçant à un point de vue aussi rigoureusement abstrait, on peut croire avoir écarté toutes les difficultés ; on n’en résout aucune. Nul doute qu’un peuple n’ait toujours le droit de faire les institutions qui lui plaisent ; mais en réalité un peuple n’est jamais dans cet état de nature idéal où l’on se place. Il est toujours dans un état civil et politique déterminé, il obéit à des pouvoirs légaux, et, en dehors de ces pouvoirs légaux, rien ne se fait de droit. La question est donc celle-ci : y a-t-il des cas, et quels sont-ils, où le peuple, convoqué ou non par l’autorité légale, redevient souverain, est autorisé à faire table rase et à reconstruire un édifice absolument nouveau ? C’est là le vrai problème que soulève la révolution française. Or, quelque large part que l’on puisse faire au dogme de la souveraineté populaire, il est bien difficile d’admettre que, le jour où les états-généraux ont été réunis, le roi a cessé d’être roi, la noblesse a cessé d’être noblesse, les parlemens, que toutes les institutions ont été suspendues, et que le peuple est rentré dans l’état de nature. Aucune société humaine ne peut subsister sans une certaine forme de légalité, écrite ou non écrite, sans un