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M. Strauss se voyait condamné à n’être ni professeur ni député. Il lui restait sa plume, et c’est quelque chose qu’une plume comme la sienne ; elle pouvait suffire à son bonheur. A quoi allait-il l’employer ? On s’est étonné qu’il ait déserté ces travaux d’histoire critique où il avait conquis ses éperons, qu’il ait abandonné à Baur et à ses disciples le soin de raconter les origines du christianisme et les premiers siècles de l’église ; mais, si M. Strauss est passé maître dans la critique négative, dans celle qui signale et commente les contradictions, on peut douter qu’il eût pratiqué avec bonheur cet art des divinations ingénieuses et des sagaces conjectures où l’école de Tubingue devait accomplir de véritables merveilles. Après avoir écrit la Vie de Jésus, il ne pouvait plus que la refaire, et nous ne serions pas surpris qu’il refît aussi sa Dogmatique. Un musicien plus habile que fécond s’entend à répéter ses airs en les variant ; mais il les gâte quelquefois.

Heureusement M. Strauss a trouvé sur les confins de la théologie et de l’histoire des sujets qui l’ont inspiré et qu’il a traités avec succès. Il a du goût et du talent pour les études biographiques, il en a écrit plusieurs qui touchaient toutes par un point aux problèmes dont s’occupe exclusivement sa pensée ; ses héros sont des croyans ou des incroyans. Il s’est plu à raconter les captivités et la délivrance de Christian Mærklin, à peindre le mysticisme humoristique et enjoué de Justinus Kerner. Nous lui devons encore un opuscule sur l’empereur Julien, un important travail sur l’un des précurseurs de la réforme, Ulrich de Hutten, et une étude agréable et facile sur Voltaire. M. Strauss a plusieurs des qualités de l’historien, la sûreté de l’information, la recherche attentive des faits, la parfaite clarté de l’exposition, la limpidité du récit. Ce qui lui manque, c’est cette vue contemplative des choses humaines, qui est le propre du grand historien et l’affranchit de toute partialité, ou, à son défaut, cette vive curiosité d’artiste qui fait le tour des choses et des hommes, s’efforce de leur dérober leur secret et s’occupe moins de les juger que de les expliquer. On assure que naguère un théologien qui a composé une éloquente histoire de la réformation, rencontrant à Berlin un illustre historien qui, lui aussi, a raconté Luther et le XVIe siècle, l’embrassa avec effusion en le traitant de confrère. — « Ah ! permettez, lui répondit l’autre en se dégageant, il y a une grande différence entre nous ; vous êtes avant tout chrétien, et je suis avant tout historien. » M. Strauss n’est ni assez philosophe, ni assez artiste pour être avant tout historien ; quelque sujet qu’il traite, il est toujours le champion d’une thèse. Il y a bien des façons de dogmatiser, c’est un charme qui possède bien des esprits. Hegel parle dans sa Phénoménologie de ces gens qui