nobles et délicats ; sa langue était l’allemand le plus pur ; son parler, doux, lent, solennel, musical, était pareil à un récitatif ; les sentimens qui débordaient de son âme tantôt semblaient glisser dans l’air comme des nuées légères ou sombres et se dissiper en vapeurs, tantôt ressemblaient aux vibrations inégales d’une harpe éolienne. Au caractère de vérité que portaient ses entretiens avec des esprits bienheureux ou réprouvés, nous ne pouvions douter d’avoir devant nous une voyante admise dans la société du monde invisible. Kerner se disposa bientôt à me mettre en rapport magnétique avec elle ; je n’ai pas souvenir d’un pareil moment dans ma vie. — Fermement convaincu qu’aussitôt que mes doigts auraient touché les siens tout mon être serait comme un livre ouvert devant elle, sans qu’il me fut possible de lui rien celer et de lui rien déguiser, il me sembla, quand je lui tendis la main, qu’on venait de me retirer la planche de dessous les pieds et que je m’abîmais dans un gouffre sans fond. » Au reste, le jeune croyant subit heureusement l’épreuve. La somnambule donna de chauds éloges à sa foi et lui garantit qu’il ne la perdrait jamais. L’auteur de la Vie de Jésus se plaisait à rappeler à Kerner cette prophétie. « De deux choses l’une, disait-il, ou bien aujourd’hui encore je ne suis pas un incrédule, ou votre voyante n’était qu’une fausse prophétesse. »
De toutes les gloires de ce monde, celle des somnambules est la plus fugitive ; elle passe comme l’herbe des champs. Un jour, la voyante de Prevorst se réveilla, et il se trouva qu’elle ne se souvenait plus de David Strauss. La pensée qu’il n’était plus rien pour elle lui fut amère et le rendit longtemps malheureux ; mais on n’échappe pas à sa destinée : comme la somnambule, il devait se réveiller, lui aussi. Les deux grands esprits qui dominaient alors l’Allemagne s’étaient enfin révélés à lui. Il avait déchiffré la Phénoménologie de Hegel, livre étonnant qu’il faut ne lire jamais ou relire toute sa vie, histoire idéale de la conscience humaine, qui, poussée par l’aiguillon fatal d’une irrésistible logique, passe par tous les états possibles et de métamorphose en métamorphose refait en elle-même, sans s’en douter, toute l’histoire réelle du genre humain. En même temps qu’il méditait ce chef-d’œuvre de la dialectique moderne et du style sibyllin, David Strauss étudiait la Dogmatique de Schleiermacher, modèle de raisonnement subtil et serré. C’en était fait de ses fumées mystiques ; le nourrisson de Bœhme venait d’être sevré, il avait fait la connaissance de deux puissans raisonneurs qui devaient le mettre en possession de sa propre raison. Désormais la logique l’intéressait plus qu’une somnambule ; il avait découvert que la vérité ne se donne pas, qu’elle méprise les rêveurs et les livre en proie aux chimères, qu’il faut la conquérir,