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pour personne, il n’y a plus de passé pour aucune chose. C’est le péril actuel de la société française. L’Allemagne a gardé son passé, mais de cette condition heureuse son esprit original et bizarre fait une occasion de désordre pour elle-même et pour l’Europe : d’un instrument de conservation, elle fait un péril et une menace. Elle poursuit au profit des Zollern le rétablissement d’un ancien état théotisque indéterminé comme toutes les conceptions germaniques. Ce fut ainsi, l’on s’en souvient, que l’agitation de 1817 eut pour agent une association qui affectait l’ancien costume tudesque. Les gymnastes de la Wartburg et de Berlin se montrèrent sous ce vêtement grossier à la curiosité publique. La révolution du casque à pointe dans l’armée allemande a la même origine ; elle est d’une date plus récente, et c’est la Prusse qui en a donné le modèle, pris sur la colonne trajane, où sont représentés les vaincus que l’empereur romain traîne à sa suite. C’est une pareille disposition d’esprit qui sur la terre rouge avait perpétué dans le respect public la juridiction secrète des tribunaux vehmiques, ancienne justice nationale de la Saxe, remontant jusqu’à l’époque de Charlemagne. Le vrai patriote allemand ne serait pas éloigné d’accepter le rétablissement de la distinction des personnes, telle que nous la voyons indiquée dans les capitulaires de l’empire franc au VIIIe siècle, et c’est l’hallucination qu’exploite aujourd’hui la Prusse pour dériver à son profit les dispositions belliqueuses de la patrie allemande. L’Allemagne y sera trompée après 1870, comme elle le fut après 1813[1] ; elle sera dupe une seconde fois en un siècle, avec cette circonstance aggravante que cette fois elle n’aura point d’excuse, parce que la cause est moins bonne qu’en 1813. Tel est le progrès qu’elle devra aux rêves germaniques.

Quant à l’origine de son entraînement, nous devons nous l’imputer à nous-mêmes. C’est la révolution d’Italie qui a mis le feu à l’Allemagne. Depuis lors l’Allemagne n’aspire qu’à imiter l’Italie, et c’est nous, nous Français, nous dépositaires des traditions fondamentales d’une politique opposée, qui avons poussé la Prusse à l’imitation du Piémont en Allemagne. Le gouvernement légitimiste de Berlin avait vu d’abord avec colère le mouvement italien. Peu s’en est fallu qu’il ne prît le parti des petits princes dépouillés par

  1. Dans une proclamation de cette époque, adressée aux Saxons par le général en chef, comte de Wittgenstein, nous lisons : « Il a jadis existé un ambitieux empereur des Français, on l’appelait Charlemagne. Il fallut qu’il vous fit la guerre pendant trente ans pour vous subjuguer ; mais alors vous aviez un roi qui s’appelait Witikind, et qui vous conduisit au combat sanglant de la liberté. Voilà l’antique renom que vous devez tenir. Mille ans sont écoulés depuis cette époque, etc. Vous aurez un roi libre, et vous serez nommés les Saxons libres. Levez-vous, armez-vous, quand ce serait avec vos faux, vos fléaux, vos faucilles ; exterminez l’étranger de dessus vos terres. » Voyez le comte de Garden, Histoire générale des traités, t. XIV, p. 184 et suiv.